Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.
Posté : 08 mai 2020, 18:38
Prologue.
Fin 1532.
Semblable à l'entrevue du camp du Drap d'Or qui s'était déroulée douze ans auparavant, le nouvel entretien prévu entre François Ier et Henri VIII devait avoir lieu dans le même secteur, sur une zone neutre du vieux continent, au milieu d'une modeste vallée du Calaisis, à mi-chemin des territoires Anglais et Français, près de Saint-Inglevert, autrement dit Sandrynfield pour les sujets de la dynastie Tudor.
À Calais, celui-ci se remettait difficilement du mal de mer qui l'avait fortement secoué à bord de son vaisseau, l'Hirondelle, l'obligeant à rester couché durant deux journées entières. Le Valois patientait donc sagement à Boulogne, en compagnie de sa femme Éléonore et de ses enfants.
L'Empereur Charles Quint ne se soucia pas beaucoup de cette conférence entre son oncle et son ennemi de toujours. De loin, il s'inquiéta davantage de la missive outrageante expédiée par Soliman le Magnifique à son frère Ferdinand. La Hongrie, disait-il, lui revenait en son entier et, de même les terres au-delà jusqu'à l'océan de l'ouest destinées à lui rendre tribut. Lui, le Sultan, était le seul vrai Empereur d'Occident, le Calife, et non ce malheureux et impuissant roi d'Espagne. La marée allait donc une fois encore déferler sur Vienne. Du coup les disputes entre chrétiens prirent un aspect dérisoire, tout comme l'éducation du fils de l'Empereur, resté à Medina del Campo (province de Valladolid) dont les courtisans transformèrent le nom en Medina del lodo, la ville de la boue.
Pendant son séjour automnal à Bologne (Italie), le roi d'Espagne chercha néanmoins un maître pour diriger les études du jeune Philippe.
En attendant d'assister à ce nouveau meeting, Anne de Montmorency, duc de Montmorency et de Damville, gouverneur du Languedoc et maréchal de France, en avait très minutieusement préparé un autre. Avec ce tête-à-tête, il ne pouvait ni ne voulait commettre le moindre impair.
La sérénité bucolique des lieux convenait à merveille à son projet. Le chant enjoué des oiseaux, la brise légère, le soleil dardant ses rayons pour offrir une chaleur presque engourdissante, l'encens allumé dans des coupoles diffusant une fragrance subtile, tout avait été étudié pour créer une atmosphère de paix et de détente sinon de confiance.
Deux tentes spacieuses se faisaient face sur les versants est et ouest de la vallée, situées à des points stratégiques et dépourvues toutes deux du moindre ornement: ce rendez-vous matinal entre les diplomates des deux pays n'avait toutefois rien d'officiel.
Au centre de la vallée reposait un péristyle de pierre blanche, tel un navire échoué sur une mer d'herbe vivace d'un agréable vert tendre. Couvertes d'un lierre odoriférant, trois colonnes de pierre y pointaient encore leur fierté vers le ciel serein. Au pied de ses colonnes avait été dressée une longue table, recouverte d'une nappe de soie immaculée, de couverts d'argent, d'un triple jeu de verres à vin en cristal de Venise ainsi qu'un service à liqueur provenant de la même entreprise Italienne; Barovier et Toso; et, pour finir, une délicate vaisselle en porcelaine de Chine. Le plus proche conseiller du roi de France avait lui-même veillé au choix des deux lourds fauteuils de brocart or et rouge qui recevraient son interlocuteur et sa propre personne; les sièges offraient tout le confort nécessaire. Il réfléchit un moment à ce qu'il aurait pu oublier dans ses préparatifs mais ne trouva rien. Aujourd'hui, et tout particulièrement en cet instant, les choses se devaient d'être parfaites.
Anne jouait en effet le tout premier mouvement d'un plan à long terme, soigneusement élaboré pour le hisser davantage vers les plus hautes destinées.
Justement, un bruit de cavalcade l'avertit de l'arrivée de son invité. Il vérifia l'ordre de sa tenue et se prépara pour le tournant de sa carrière.
Un cheval s'arrêta en hennissant sur les hauteurs de la vallée. Charles Brandon descendit de sa monture et fit son approche.
Le vicomte de Lisle, duc de Suffolk et général compétent qui s'illustra à de nombreuses reprises au combat, faisant de lui l'un des premiers nobles de la cour du roi Henri VIII, prit d'abord soin de pénétrer dans sa tente pour vérifier que ses gardes du corps se trouvaient bien à leur poste, en pleine possession de leurs moyens. Il ressortit peu après sans avoir prononcé un mot et se mit à contempler le paysage afin de sonder les lieux. Satisfait de son examen, il descendit vers son hôte, à pas mesurés, l'allure nonchalante.
Le duc de Montmorency en profita pour détailler ce colosse barbu, ancien veneur du roi devenu ambassadeur d'Angleterre, dont la renommée n'avait d'égale que le mystère.
Homme au physique avenant, au moral d'un grand courage et apprécié pour son caractère, le duc de Suffolk avait une figure ovale, bien dessinée, accusant néanmoins la proche cinquantaine, réhaussée d'une peau claire et encadrée de cheveux châtain dissimulés sous sa coiffe. Étincelants de clairvoyance, ses yeux bleus surmontaient un nez aristocratique.
Aimant l'ostentatoire, Brandon portait une longue chamarre de velours violet. Un capuchon et un surmanteau rouge foncé confectionnés dans la même étoffe étaient également attachés au niveau de l’épaule droite, donnant une touche de couleur supplémentaire à l’ensemble.
Un collier, composé de nœuds d'or alternant avec des médaillons émaillés montrant une rose cerclée de la Jarretière et au milieu duquel figurait le "grand George" terrassant le dragon, reposait sur la poitrine du duc.
Anne fut impressionné par l'aura de Charles Brandon. Ce dernier, avec l'aide du comte de Buren, avait commandé les milices Flamandes et accumulé les victoires en menant deux offensives à travers la Picardie en 1513 et en 1523. De plus, sa loyauté et son service au roi Henri VIII, ce monarque pétri de contradictions, lui avaient valu de nombreuses récompenses sous la forme de plusieurs fiefs et à l'emploi dans des missions diplomatiques.
Impossible de s'attaquer de face au duc Anglais! De toute façon, malgré ses nombreux succès militaires, Anne de Montmorency défendait la paix avec acharnement. Et puis, s'il lui prenait l'envie de le faire, Brandon, bien plus expérimenté que lui, le broierait sans même transpirer.
Le maréchal se reprit. Il était trop tard pour faire marche arrière. Déterminé à produire le meilleur effet sur son invité, il entama:
Anne: Ainsi, vous avez daigné accepter mon invitation! Quel honneur!
Charles: Votre messagère a su éveiller mon attention.
C'est ce que répondit Brandon, dont le sourire traduisait clairement le vif plaisir qu'il avait tiré de cette femme aux manières foncièrement vicieuses.
Anne: Ah, la douce Irma! Je suis ravi qu'elle vous ait plu. En vérité, mon cher, je n'osais vraiment croire à votre venue. Qu'un noble seigneur s'aventure seul hors de son domaine est assez rare pour le souligner! Mais avant tout, veuillez vous installer... Prenez place à ma table. Nous allons prendre un rafraîchissement. Que diriez-vous d'un verre de liqueur?
Tout en devisant, Anne accompagna son homologue à la place offrant le meilleur point de vue sur la vallée, tirant lui-même le siège en signe de respect. Il se comportait avec un enthousiasme mêlé de la pointe de déférence nécessaire. Une considération légitime.
Dans le plus petit des verres de cristal, il versa un élixir qui coula épais, tel un sirop translucide.
Saisissant le verre de liqueur, Brandon l'éleva dans la lumière, comme pour en admirer le contenu. La bague, qu'il portait au médius de la main droite, ne manifesta aucune réaction. Elle était taillée dans une corne de narval, noblement baptisée licorne, animal fantastique dont la défense avait la faculté de déceler le poison si on l'approchait des mets. À première vue, le breuvage se révélait inoffensif. Il en but donc une gorgée. Une vague réfrigérante enveloppa sa gorge avant de se transformer en un feu doux qui se répandit dans ses membres pour les caresser de l'intérieur.
Tout en dégustant le liquide qu'il analysa comme un mélange de rose, de jasmin, de girofle, de fleur d’oranger de lys et agrémenté d'une pointe de cannelle, le duc de Suffolk se livra à son tour à l'examen de son hôte.
Natif de Chantilly, Anne de Montmorency était un homme grand, robuste, vêtu d'une ample chemise de soie écarlate ouverte sur une poitrine au teint clair, presque blanc. Celle-ci se révélait imberbe, large et musclée, tout comme ses épaules. Le duc Français avait des cheveux châtain, une courte barbe de même teinte qui masquait un menton carré. Tout en vidant son verre à petites gorgées, appréciant son piquant puis sa suavité, Brandon s'attarda l'air de rien sur les deux attributs qui trahissaient la nature hargneuse de son hôte. Ses yeux tout d'abord. Des iris noisette aux pupilles noires lui conféraient un regard dur. Son appendice nasal ensuite. Large et fort, il semblait déjà avoir bien reçu des coups sur les champs de bataille. C'était davantage un nez de paysan matois qu'un nez de race.
Des blessures, Anne en avait reçu de cruelles qui l'avaient presque conduit aux portes du tombeau. Il les tenait toujours à mépris en disant: "Ce ne sont que des égratignures!"
Pour achever son examen, Brandon contempla dans son ensemble le visage de son interlocuteur, doté de traits burinés, puissants et volontaires, traduisant l'impatience et une propension certaine à la violence en cas de besoin.
Pour résumer, le duc de Montmorency était un personnage rude et brutal, très attaché aux valeurs traditionnelles, quoique champion de l'autorité royale.
Haïssant également le désordre, le non-conformisme, la désobéissance au Pape Clément VII ou au souverain Français, il prônait une monarchie absolue, arrachant partout les germes des révolutions. Charles Quint répondait en fait à son idéal beaucoup mieux qu'un François Ier protecteur de Rabelais, allié du Sultan Soliman le Magnifique.
Jugeant l'Europe assez vaste pour ces deux grands princes, le maréchal rêvait de la voir unie sous les sceptres devenus fraternels de l'héritier de Saint Louis et du petit-fils des Rois Catholiques.
Mais l'amant de la duchesse d'Étampes, plus soucieux de son royaume que de la Chrétienté, se cabrait à l'idée d'une alliance dont l'effet serait de réduire la France à l'état de vassale.
Le duc de Suffolk prenait cette rencontre avec son habituel détachement. Malgré tout sur ses gardes, mais uniquement par principe. Il avait pris les précautions d'usage pour veiller à sa sécurité, parmi lesquelles l'absorption d'un charbon actif, très efficace en cas d'empoisonnement. En renfort éventuel, il disposait de deux hommes postés dans sa tente. Deux officiers issus de la Garde rapprochée de son souverain, sélectionnés par Henry Howard, comte de Surrey, le fils du duc de Norfolk.
L'Anglais ne craignait nulle attaque frontale. Même ici, sur le vieux continent. Il était Charles Brandon, premier duc de Suffolk, un homme politique influent, la puissance incarnée.
Il l'était au même titre que son compatriote Thomas Howard, troisième duc de Norfolk; que son interlocuteur Anne de Montmorency et des quatre autres principaux conseillers Français, seigneurs de guerre; ou encore de quelques vice-rois d'Espagne du même acabit. Cette situation de quasi-omnipotence depuis la Paix des Dames faisait de lui un homme blasé, avide de nouvelles sensations.
Il n'envisageait nul piège, n'étant plus depuis longtemps ni en guerre, ni menacé d'aucun affront, d'aucune vendetta. Sauf lorsqu'il s'estimait intimement outragé, le duc évitait d'affronter ses ennemis de face, qu'ils servent la France, l'Espagne ou quelque autre allégeance. Bien sûr, il intervenait tout de même à ses heures, avec le doigté caractéristique des Yeodmen, les officiers des dragons et le souci de ne jamais se compromettre.
Enfin installé, son verre à la main, Anne but quelques gorgées et reprit la parole:
Anne: Tenez, tout d'abord, pour vous remercier de votre ponctualité... Elle va vous permettre de découvrir ce spectacle dont je ne me lasse jamais et qui n'a lieu qu'une fois par jour!
Du doigt, Montmorency désigna un endroit particulièrement fleuri de la prairie, à une cinquantaine de pas de leur position.
C'était une étendue de fleurs bombées, une symphonie de jaune orangé, de rouge et de bleu. Des fleurs qui, en cette heure matinale, restaient fermées, remarqua Brandon. Un oiseau se détacha du ballet exécuté par ses congénères, virevoltant harmonieusement sous l'horizon. Le volatile au plumage brillant plana fièrement jusqu'aux fleurs qui semblaient en attente. Il traversa l'éventail en lançant un trille impérieux avant de retourner s'ébattre parmi les siens.
Le champ de soucis, de coquelicots et de gloires du matin se mit alors à onduler, sous les directives du vent. Puis, dans une silencieuse explosion de lumière, toutes les fleurs se mirent à s'ouvrir, certaines d'entre-elles rejetant soit un papillon jaune, soit un rouge, un bleu ou encore un blanc. L'essaim pacifique se hissa dans un parfait ensemble au-dessus des boutons-hôtes avant de se disperser à tout va, inondant la vallée de monarques colorés. À chaque couleur correspondait une bouffée différente de phéromones puissantes.
Le duc de Suffolk dut se pincer les narines pour éviter d'être délicieusement saoulé par les fragrances du pavot. Il remarqua qu'au contraire, son homologue aspirait avidement.
Charles: Tiens, tiens! Notre aimable maréchal serait-il gouverné par l'opium? Intéressant. Très intéressant... (Pensée).
Aussitôt analysée, l'information fut rangée dans l'extraordinaire bibliothèque que constituait son cerveau.
Anne s'enquit:
Anne: Magnifique, n'est-il pas?
Charles: Un spectacle exquis! Il ferait les délices de Mary, mon épouse.
Le gouverneur retint in extremis un infime tressaillement.
Anne: Howard sait-il pour Mary? Impossible! (Pensée).
Détournant le regard, il répondit:
Anne: Alors, il faudra venir lui faire découvrir cette vallée.
D'une main aux ongles impeccables, le quadragénaire saisit une carafe remplie d'un liquide grenat. Il versa le divin breuvage avec la délicatesse d'un échanson dans le plus grands des verres de cristal.
Anne: Je choisis toujours le vin moi-même, une vieille habitude. Ainsi, s'il s'avère mauvais, je ne puis blâmer personne. Goûtez-moi ce Bordeaux-clairet. Remarquez cette robe qui se révèle dans le soleil... Et ce bouquet... D'une richesse à faire tourner la tête. Ah! Je vois que vous l'appréciez. J'ai pris la liberté d'en faire déposer un tonnelet à votre intention, dans votre tente. Et je vous le répète, il n'y a aucun piège à craindre. Pourquoi irai-je vous nuire? Je n'y vois aucun avantage!
Charles: Vous me comblez d'attention, mon cher Anne. Je vais finir par me sentir gêné.
Le ton de Charles Brandon exprimait un amusement manifeste au cœur duquel pointait une étincelle d'intérêt. Il goûta le vin, le gardant en bouche pour en savourer toute la finesse. Il concéda au maréchal de France un hochement de tête approbateur.
Anne: Ce n'est qu'un modeste manifeste de mon admiration, seigneur duc. Un témoignage de la bonne entente que je désire instaurer entre nous.
Charles: Il y a de quoi se sentir flatté! Mais je suis déconcerté par cette invitation. Comme nous avons déjà arrangé l'entrevue de nos souverains, de quoi allons-nous discuter? Du fol espoir de mon roi de pouvoir enfin épouser cette garce d'Anne Boleyn, grâce à l'intervention du vôtre?
Anne: Que nenni! Nous verrons cela avec eux.
Charles: Alors de quoi donc? Je ne vois pas... Et puis, plus j'y songe, plus je me dis qu'il est étrange qu'un Français veuille frayer avec un Anglais...
Anne: Je préfère le terme de "novateur". Et pourquoi serait-ce si étrange? Je ne conçois aucune raison de nous opposer. Les anciennes querelles entre nos rois ne nous concernent nullement, non? Mon combat à moi, c'est d'instaurer la paix...
Malgré son goût pour elle, et même pour une alliance avec l'Empereur, Montmorency n'aurait jamais souffert que son maître occupât, en Europe, une place secondaire. Or, si François Ier ne se tenait pas sur ses gardes, il est plus que probable qu'il serait menacé dans sa puissance par l'ambition de Charles Quint que l'on soupçonnait à bon droit d'aspirer à la monarchie de l'Europe. Il fallait donc prévenir ce prince et, tout en évitant la guerre, continuer avec lui la lutte sur le terrain diplomatique. À cet égard, tant que les démarches de la France ne devaient pas avoir pour conséquence la reprise des hostilités, Anne était prêt à les favoriser.
Il comprenait que son souverain, même après certaines défaites, pouvait conserver une influence considérable en contractant des alliances pacifiques, et même en formant des ligues défensives avec les autres États Européens. D'ailleurs ces États, s'il ne les attirait pas à lui, iront tout droit à l'Empereur. Voilà ce qu'il importait surtout d'empêcher. Brouiller l'Espagnol avec les autres princes Européens était la politique la plus rationnelle. Il convenait donc de s'unir à eux. Ces alliances, qui semblaient rapporter au roi de France plus de profit en temps de paix qu'en temps de guerre, devaient produire quelque impression sur le Habsbourg. En tout cas, elles élèveraient une barrière contre ses prétentions. C'est ainsi que, tout en voulant le maintien d'un cessez-le-feu, le maréchal pouvait, sans se contredire, se prêter à des négociations qui seront, en somme, dirigées contre l'Empereur.
Anne: ... Instaurer la paix entre nos royaumes.
Charles: Tout comme mon maître! (Pensée).
En effet, la préoccupation principale du roi Henri avait toujours été la même depuis le sacre de l'Empereur: éviter que Charles Quint et François Ier ne s'unissent et d'empêcher, d'autre part, que l'un ne devienne plus puissant que l'autre... Toujours l'équilibre. N'avait-il pas pris comme devise: "Qui je défends est maître?"
Les yeux soudains embrasés d'une lueur fanatique, Anne ajouta:
Anne: Afin d'atteindre cet objectif, je vais avoir besoin de vous. Quant à vos buts, seigneur, ils restent les vôtres et je ne prétendrai pas m'en mêler. Je crois sincèrement qu'une alliance serait profitable. Très profitable... Vous riez de mon ambition?
Il s'exclama avec une légère grimace d'autodérision.
Anne: Je suis ambitieux, c'est vrai. Pourquoi le cacher? C'est précisément la raison pour laquelle j'ai tenu à vous rencontrer en privé.
Montmorency fit une légère pause pour les resservir en Bordeaux-clairet avant de reprendre avec un débit plus maîtrisé:
Anne: Inutile de prétendre que nous naviguons dans les mêmes sphères, Monseigneur, mais au sein du royaume de France, mon pouvoir s'accroît. J'ai mérité la faveur de mon roi depuis des années...
L'évocation de François Ier était destinée à impressionner son interlocuteur. Mais Brandon ne sembla pas s'en émouvoir. Il rétorqua, le sourcil haussé:
Charles: Et ses quatre seigneurs de guerre, alors, qu'ont-ils à voir dans tout cela? Ont-ils ordonné cette rencontre?
Il faisait référence aux quatre autres ministres les plus proches du souverain Français. Se redressant sur son siège, Anne se défendit:
Anne: Nullement! C'est de mon initiative propre que vous êtes ici. Le secret le plus total a présidé les préparatifs de cette entrevue. Pour tout vous dire, mon maître m'a mandaté pour résoudre un certain problème. Je suis ambitieux, je vous l'ai concédé, très ambitieux. Et les quatre conseillers usent à présent plus d'énergie à se quereller qu'à œuvrer pour le bien de notre monarchie! Mon roi en est parfaitement conscient, c'est bien pour cela qu'il m'a confié les pleins pouvoirs.
Non, seigneur, que ce soit Claude d'Annebault, Robert III de La Marck ou les deux autres, ils n'ont rien à voir dans ce qui nous occupe. Soyez-en convaincu! Je tiens à faire mon chemin sans me lier à aucun d'eux... Je vous le certifie sur mon honneur! Mais pour le moment, laissons tout cela de côté, si vous le voulez bien... Il y a priorité: réjouissons-nous d'un bon repas. Je rêvais depuis si longtemps de vous avoir à ma table que j'attends votre verdict avec impatience!
Charles: Maréchal, je dois avouer que votre invitation a taquiné mon intérêt... De même, votre si habile messagère. Ce fut un bien appétissant hors-d'œuvre, vraiment!
Montmorency avait su éveiller la curiosité de son homologue. Un sourire d'autosatisfaction plaqué sur les lèvres, il claqua des doigts pour annoncer le repas.
Deux servantes, se prêtant volontiers aux jeux de l'amour avec les membres de la haute société, vinrent rejoindre les deux hommes de leur démarche ondulante. Natives de l'île de Wight, placée sous l'autorité unitaire du royaume Anglais après une brève indépendance au XVème siècle, elles disposaient d'un charme travaillé depuis l'enfance.
Tout en plaisantant d'une voix au timbre particulièrement sensuel, elles s'approchèrent de Charles Brandon pour lui laver les mains, l'agaçant délicieusement de multiples effleurements avant de l'essuyer au moyen de caresses.
Leur tâche était de le laisser dans un état idéal, un mélange de délassement et de douce euphorie, tous ses appétits réveillés. Une fois leur travail achevé, elles passèrent au Français. Ce dernier les congédia d'un geste et claqua dans ses mains à deux reprises.
Décomposé en neuf services, le repas fut en tous points parfait. Digne d'un gourmet de la trempe de Brandon. Les deux seigneurs mangèrent presque en silence. Silence que rompit Anne aussitôt le dessert achevé. S'essuyant les mains dans la nappe, il reprit:
Anne: Cher duc, je ne peux attendre plus longtemps votre verdict. Qu'en dites-vous? Soyez franc, surtout!
Charles: Mon cher Anne, je louerai la qualité de votre table auprès des miens. Je vous l'assure. Et à l'occasion, il faudra que je vous rende la pareille...
Le maréchal sourit largement:
Anne: Seigneur, vous me comblez... Je n'aurais espéré une telle rencontre. Ah! Voici le thé... J'avoue ne plus pouvoir me passer de cette boisson.
Montmorency capta le regard de Brandon, qui revenait sans cesse aux jeunes beautés assises à l'écart. Il avait été judicieusement informé des appétits charnels démesurés de cet homme déjà marié deux fois par le passé: en premières noces avec Margaret Neville et en secondes noces, à Anne Browne. En 1515, il convola secrètement pour la troisième fois avec la blonde et irrésistible Mary Tudor, sans le consentement d'Henri VIII qui avait d'autres projets matrimoniaux pour sa sœur cadette.
Anne: Avant de vous laisser à une petite et heureuse surprise que j'ai prévue en votre honneur, seigneur, si vous le voulez bien, venons-en à l'essentiel.
Sur un hochement de tête de l'Anglais, Anne versa le thé dans la tasse en argent de son invité.
Le fort arôme de cette boisson, de plus en plus prisée dans le pays où les taxes encouragaient la contrebande, s'échappa pour flatter d'odorat des ducs. Brandon huma avec délice la suave odeur aux touches corsées, se disposant à analyser toutes les nuances du discours du maréchal. Ce dernier entama:
Anne: Voilà! J'ai, pardonnez-moi cette triviale expression, un problème à vous soumettre. Je veux faire éliminer quelqu'un... Pas l'un des vôtres, bien évidemment!
C'est ce qu'il précisa immédiatement afin d'éviter toute réaction offensée. Brandon tenta de masquer son étonnement en portant la main à son lobe d'oreille:
Charles: Un contrat, donc... Mais pourquoi moi, mon cher? Qu'ai-je à voir avec cette sorte de... problème?
Anne: Laissez-moi évoquer la question dans son ensemble, seigneur, vous allez comprendre...
Anne claqua des doigts pour ordonner que l'on reserve son invité. Ce qui fut aussitôt exécuté par l'une des servantes au corps souple.
Anne: Vous savez que la paix est une chose fragile, et ne sera jamais l’état naturel d’une société… Vous n'ignorez pas la mésintelligence qui règne entre les Espagnols et nous.
Vous avez aussi remarqué la haine qui me sépare de l'Amiral Doria quand ce félon a déserté nos rangs pour rejoindre ceux de l'Empereur. Des rumeurs courent sur son compte: il semblerait que le capitaine Génois cherche à lancer des attaques sur les ports de Provence. Charles Quint, toujours ulcéré de s'être fait spolier suite à l'illusoire traité de Madrid, s'est laissé convaincre par ses conseillers. Nos services de renseignement sont formels: puisque mon maître, qui de son côté revendique toujours le duché de Milan, ne lui restituera pas sa Bourgogne, le bruit court que l'Empereur souhaite lancer une phase d'expansion à grande échelle sur le continent. À Barcelone, les Cortès se sont réunis pour la circonstance. Mes agents ont découvert la ligne principale de leur projet: l'Espagne et les Pays-Bas Espagnols vont déployer leurs troupes. Sur le royaume de France, donc. Avec objectif de prendre contrôle de tous les grands axes. J'ignore où et quand exactement ils agiront. Or, sa Majesté François n'a pas assez de troupes pour couvrir le front dans son entier. Mais je sais par contre qu'une fois ses positions stratégiques fortifiées, l'Empire sera libre d'envoyer ses armées annexer région après région. Avec toutes les funestes conséquences que je vous laisse deviner. Ce sera la guerre, une nouvelle fois, et je peux vous assurer que si nous y sommes acculés, nous nous battrons jusqu'au bout. Nous sommes sans doute moins nombreux, je ne vous cacherai pas que les Grandes Guerres d'Italie ont affaibli nos ressources militaires, surtout après la défaite de Pavie. Mais il nous reste suffisamment de bataillons pour résister. Nous pouvons également compter sur le soutien des piquiers Suisses et des mercenaires Allemands et Flamands des bandes noires si nous y mettons le prix. Non, nous ne céderons jamais!
Charles: Une situation fâcheuse, j'en conviens. Tout à fait fâcheuse... Car la résultante en sera l'embrasement des duchés de France! Et s'ils s'embrasent, alors les autres duchés d'Europe s'embraseront également.
Le duc de Suffolk caressa la pointe de sa barbe, prenant toute la mesure de cette nouvelle capitale.
Charles: Mais je ne vois toujours pas ce que je viens faire dans cette affaire...
Anne: Il nous faut absolument éviter une nouvelle guerre. C'est pour cela que je veux faire éliminer un des membres du Parlement de Catalogne. Cet homme...
Anne fit apparaître une feuille de vélin pliée en deux, qu'il fit glisser vers Brandon. Celui-ci tendit la main pour saisir la feuille, prit connaissance du nom marqué sur le document, et s'exclama:
Charles: Palsambleu!
Ce juron démontrait à quel point Brandon était troublé. Quel projet audacieux! Le maréchal de France apparaissait sous un jour tout à fait surprenant...
Anne: Le personnage dont vous venez de lire le nom nous a contrés en maintes occasions, nous causant des torts considérables. Il a également déjoué plusieurs de nos tentatives pour l'abattre. Sa disparition est devenue une priorité pour moi. Je veux absolument éviter une nouvelle guerre entre la France et l'Empire.
Charles: Et les quatre? Quelle est leur position?
Anne: Philippe Chabot et Claude d'Annebault se sont clairement prononcés en faveur de la guerre, cela ne vous étonnera pas. René de Montjean n'a rien communiqué de ses opinions et Robert III de La Marck a déclaré refuser la franchise brutale d'un confit généralisé...
De tous les prisonniers de l'Empereur (François Ier, Anne de Montmorency et les quatre conseillers), Fleuranges l'Adventureux fut sans doute celui qui paya le plus lourd tribut: Charles Quint, irrité par la défection de son père, Robert II de La Marck, l’emprisonna en Flandre où il resta quelques années.
Anne leva une main musclée:
Anne: J'estime pour ma part que le désordre provoqué par cette disparition annulerait non seulement la vague d'invasion mais affaiblirait également l'influence des Cortès de Catalogne pour plusieurs années. Un coup direct porté à l'Empereur Charles. Un avertissement par effet de ricochet. Nous ne voulons plus des Grandes Guerres!
Charles: Désolé, Maréchal, mais je ne saisis toujours pas le rapport avec moi...
Anne: J'y viens... Pourquoi vous, en effet? Eh bien, en vérité, c'est l'essence même de mon plan! Parce que depuis la chute du cardinal Wosley, votre influence s’accroît chaque jour davantage. Parce que parmi la Garde royale, les très mystérieux officiers des dragons sont peut-être les seuls capables de pouvoir relever ce genre de défi. Et je veux pouvoir compter sur le meilleur pour régler cette affaire, avant qu'il ne soit trop tard. Sans avoir à quérir l'aide des Quatre... Comme je vous l'ai dit, je tiens à rester indépendant.
Charles: Je ne vois pas de quoi vous parlez. Je ne sais rien de ces officiers des dragons, comme vous les nommez.
Anne: Voyons, mon cher duc, ne me prenez pas pour un imbécile. Il me suffira de citer ces deux exemples pour vous convaincre de ce que j'avance: tout d'abord, le confinement et la disparition mystérieuse en 1483 des Princes de la tour, le jeune roi d'Angleterre Édouard V, et son cadet le duc d'York, Richard de Shrewsbury.
Ensuite, plus récemment, l'affaire des lettres codées, adressées par Wolsey au pape, au roi de France et à l'Empereur et interceptées par ces officiers.
Brandon parvint à dissimuler sa stupéfaction. Ainsi Montmorency subodorait, à juste titre, l'implication des Yeodmen dans ces affaires! Et pourtant, on lui avait assuré n'avoir laissé aucun signe qui permettait d'incriminer les dirigeants. Il estima:
Charles: Voilà qui est très intéressant... (Pensée).
Se rencognant dans son fauteuil pour adopter une position plus détendue, il croisa les mains devant son menton et demanda:
Charles: Avez-vous des preuves? J'en doute!
Anne: Des preuves? Non, ces officiers des dragons n'en laissent jamais, mais des convictions, oui. Des convictions qui, je le souligne, ne regardent que moi. Je n'ai pas besoin d'avancer des preuves. Je ne suis pas là pour juger ou condamner. Vos affaires ne me concernent en rien, je vous l'ai dit. Je veux juste utiliser les services de ces mercenaires. Songez que je n'ai aucun intérêt à dévoiler ce que je sais. Je suis prêt à en faire le serment sur mon sang. Rien de ce qui vous concerne ne sortira de ma bouche. Pas même devant mon roi, je vous le jure. De grâce, seigneur, laissez-moi au moins aller jusqu'au bout et vous pourrez alors décider de nous aider ou non!
Charles: Soit. Pour le plaisir de la discussion, je vous écoute...
Anne tenta de cacher son soulagement en tournant la tête pour réclamer que l'on remplisse leurs verres de vin. Le duc de Suffolk ne fut pas dupe mais n'en laissa rien paraître. Il se permit par contre de flatter la croupe de la servante penchée sur lui pour le resservir. Le maréchal sourit en voyant le geste lascif de son invité et but une large gorgée avant de reprendre:
Anne: Je doute qu'une guerre comme celle qui se prépare serve vos intérêts, quels qu'ils soient. Sinon, je ne doute pas que vous auriez œuvré dans ce sens! Le chaos qui va s'ensuivre nuira à tout le monde. Or, vous le savez comme moi, l'équilibre de l'Europe dépend de votre roi. L'empire se prépare à commettre une folie qui nous emportera tous, et vous seul pouvez intervenir... Oui, nos intérêts coïncident dans le cas présent. Ni vous ni moi, ni le vieux continent ne pouvons risquer un échec, c'est pourquoi le royaume d'Angleterre est tout désigné pour régler la chose.
Anne choisit le silence pour appuyer ses propos.
Brandon caressait pensivement la pointe de sa barbe.
De l'autre main, il saisit son verre de Bordeaux-clairet, s'accorda deux lampées avant de répondre:
Charles: Poursuivez, je vous prie.
Les yeux du maréchal s'illuminèrent tels des lacs de lave baignés par un éclat lunaire. Il paraissait comprendre qu'il avait ferré le duc. La mine grave, il soupira:
Anne: La tâche est ardue, voire impossible. J'en suis conscient... C'est bien pour cela que j'ai besoin de votre collaboration. Notre cible connaît la plupart de nos ambassadeurs. Elle est constamment sur ses gardes. Infiltrer l'Empire à cet échelon est une affaire fort délicate. De surcroît, nous autres Français serions trop facilement repérables si nous tentions de nous approcher de l'un des seigneurs de Catalogne dans sa propre capitale. Même si nous parvenions à faire entrer une armée dans Barcelone, nous ne parviendrions pas à nos fins. J'en suis persuadé. Oui, seigneur, j'ai bien réfléchi... Je ne vois d'autre moyen de faire échouer l'invasion projetée par les Cortès, sans déclencher un bain de sang et je ne vois qu'un officier des dragons pour réussir... Et pourquoi je m'adresse à vous personnellement? La réponse est simple: vous êtes le duc de Suffolk, le plus puissant, le plus subtil et le plus communicatif d'Angleterre. Le mieux placé pour laisser ses préjugés de côté, selon moi, et de véritablement juger de la valeur des informations que je vous ai livrées. Cette collaboration pourrait même ouvrir des horizons nouveaux à nos deux existences, me suis-je dit. Sans vous cacher que si je réussis cette mission, mon bon roi sera des plus généreux...
Charles: Ton bon roi, ton bon roi! Il a bien profité de ma jeune épouse quand elle était mariée à ce vieux bouc de Louis XII! (Pensée).
Brandon continua de flatter la pointe de sa barbe durant de bonnes minutes, laissant son interlocuteur dans l'expectative. Si celui-ci disait vrai, il se devait pourtant d'intervenir. Il ne pouvait tolérer que certains duchés de France perdent leur indépendance sacrée. Oui, il devait s'en mêler.
Charles: Vous avez bien fait, mon cher Anne, de vous adresser à moi. Si vos informations sont exactes, et je saurai bientôt si c'est le cas, il est hors de question que l'Empire étende ses influences au-delà de ce que j'estime raisonnable. Malgré la difficulté présentée, votre plan me semble sensé. Je puis peut-être intervenir pour éviter une nouvelle guerre. Encore que nous devions...
Montmorency le devança:
Anne: Nous mettre d'accord sur les avantages que vous en retirerez? Quel serait votre prix? J'avais pensé à l'annexion totale de Saint-Inglevert. Je suis en mesure d'honorer cette promesse.
Balayant la proposition d'un revers de main, le duc de Suffolk lâcha:
Charles: Cela ne m'intéresse pas. Non, je désire autre chose... Je pensais plutôt à la cession du Boulonnais.
Anne manqua de s'étrangler. Voilà une chose inattendue. Le duc se montrait plus gourmand que prévu!
Anne: Mais...
Charles: Allons, mon cher Anne, je sais que vous en avez le pouvoir. Votre roi vous tient déjà en haute estime, vous l'avez vous-même affirmé... Le comté de Boulogne n'a aucun intérêt stratégique pour vous, ma demande ne présente donc aucune menace pour le royaume de France. Sans compter que l'Angleterre a pleinement démontré qu'elle n'avait nul désir de conquête. L'échiquier Européen ne sera aucunement chamboulé par cette demande.
Irrésistible, Brandon souriait de toutes ses dents. Il se savait en position de force. Une telle requête permettrait à Montmorency de comprendre qu'effectivement, on jouait à présent dans la cour des Puissants.
Anne: Mais...
À suivre...
Fin 1532.
Semblable à l'entrevue du camp du Drap d'Or qui s'était déroulée douze ans auparavant, le nouvel entretien prévu entre François Ier et Henri VIII devait avoir lieu dans le même secteur, sur une zone neutre du vieux continent, au milieu d'une modeste vallée du Calaisis, à mi-chemin des territoires Anglais et Français, près de Saint-Inglevert, autrement dit Sandrynfield pour les sujets de la dynastie Tudor.
À Calais, celui-ci se remettait difficilement du mal de mer qui l'avait fortement secoué à bord de son vaisseau, l'Hirondelle, l'obligeant à rester couché durant deux journées entières. Le Valois patientait donc sagement à Boulogne, en compagnie de sa femme Éléonore et de ses enfants.
L'Empereur Charles Quint ne se soucia pas beaucoup de cette conférence entre son oncle et son ennemi de toujours. De loin, il s'inquiéta davantage de la missive outrageante expédiée par Soliman le Magnifique à son frère Ferdinand. La Hongrie, disait-il, lui revenait en son entier et, de même les terres au-delà jusqu'à l'océan de l'ouest destinées à lui rendre tribut. Lui, le Sultan, était le seul vrai Empereur d'Occident, le Calife, et non ce malheureux et impuissant roi d'Espagne. La marée allait donc une fois encore déferler sur Vienne. Du coup les disputes entre chrétiens prirent un aspect dérisoire, tout comme l'éducation du fils de l'Empereur, resté à Medina del Campo (province de Valladolid) dont les courtisans transformèrent le nom en Medina del lodo, la ville de la boue.
Pendant son séjour automnal à Bologne (Italie), le roi d'Espagne chercha néanmoins un maître pour diriger les études du jeune Philippe.
En attendant d'assister à ce nouveau meeting, Anne de Montmorency, duc de Montmorency et de Damville, gouverneur du Languedoc et maréchal de France, en avait très minutieusement préparé un autre. Avec ce tête-à-tête, il ne pouvait ni ne voulait commettre le moindre impair.
La sérénité bucolique des lieux convenait à merveille à son projet. Le chant enjoué des oiseaux, la brise légère, le soleil dardant ses rayons pour offrir une chaleur presque engourdissante, l'encens allumé dans des coupoles diffusant une fragrance subtile, tout avait été étudié pour créer une atmosphère de paix et de détente sinon de confiance.
Deux tentes spacieuses se faisaient face sur les versants est et ouest de la vallée, situées à des points stratégiques et dépourvues toutes deux du moindre ornement: ce rendez-vous matinal entre les diplomates des deux pays n'avait toutefois rien d'officiel.
Au centre de la vallée reposait un péristyle de pierre blanche, tel un navire échoué sur une mer d'herbe vivace d'un agréable vert tendre. Couvertes d'un lierre odoriférant, trois colonnes de pierre y pointaient encore leur fierté vers le ciel serein. Au pied de ses colonnes avait été dressée une longue table, recouverte d'une nappe de soie immaculée, de couverts d'argent, d'un triple jeu de verres à vin en cristal de Venise ainsi qu'un service à liqueur provenant de la même entreprise Italienne; Barovier et Toso; et, pour finir, une délicate vaisselle en porcelaine de Chine. Le plus proche conseiller du roi de France avait lui-même veillé au choix des deux lourds fauteuils de brocart or et rouge qui recevraient son interlocuteur et sa propre personne; les sièges offraient tout le confort nécessaire. Il réfléchit un moment à ce qu'il aurait pu oublier dans ses préparatifs mais ne trouva rien. Aujourd'hui, et tout particulièrement en cet instant, les choses se devaient d'être parfaites.
Anne jouait en effet le tout premier mouvement d'un plan à long terme, soigneusement élaboré pour le hisser davantage vers les plus hautes destinées.
Justement, un bruit de cavalcade l'avertit de l'arrivée de son invité. Il vérifia l'ordre de sa tenue et se prépara pour le tournant de sa carrière.
Un cheval s'arrêta en hennissant sur les hauteurs de la vallée. Charles Brandon descendit de sa monture et fit son approche.
Le vicomte de Lisle, duc de Suffolk et général compétent qui s'illustra à de nombreuses reprises au combat, faisant de lui l'un des premiers nobles de la cour du roi Henri VIII, prit d'abord soin de pénétrer dans sa tente pour vérifier que ses gardes du corps se trouvaient bien à leur poste, en pleine possession de leurs moyens. Il ressortit peu après sans avoir prononcé un mot et se mit à contempler le paysage afin de sonder les lieux. Satisfait de son examen, il descendit vers son hôte, à pas mesurés, l'allure nonchalante.
Le duc de Montmorency en profita pour détailler ce colosse barbu, ancien veneur du roi devenu ambassadeur d'Angleterre, dont la renommée n'avait d'égale que le mystère.
Homme au physique avenant, au moral d'un grand courage et apprécié pour son caractère, le duc de Suffolk avait une figure ovale, bien dessinée, accusant néanmoins la proche cinquantaine, réhaussée d'une peau claire et encadrée de cheveux châtain dissimulés sous sa coiffe. Étincelants de clairvoyance, ses yeux bleus surmontaient un nez aristocratique.
Aimant l'ostentatoire, Brandon portait une longue chamarre de velours violet. Un capuchon et un surmanteau rouge foncé confectionnés dans la même étoffe étaient également attachés au niveau de l’épaule droite, donnant une touche de couleur supplémentaire à l’ensemble.
Un collier, composé de nœuds d'or alternant avec des médaillons émaillés montrant une rose cerclée de la Jarretière et au milieu duquel figurait le "grand George" terrassant le dragon, reposait sur la poitrine du duc.
Anne fut impressionné par l'aura de Charles Brandon. Ce dernier, avec l'aide du comte de Buren, avait commandé les milices Flamandes et accumulé les victoires en menant deux offensives à travers la Picardie en 1513 et en 1523. De plus, sa loyauté et son service au roi Henri VIII, ce monarque pétri de contradictions, lui avaient valu de nombreuses récompenses sous la forme de plusieurs fiefs et à l'emploi dans des missions diplomatiques.
Impossible de s'attaquer de face au duc Anglais! De toute façon, malgré ses nombreux succès militaires, Anne de Montmorency défendait la paix avec acharnement. Et puis, s'il lui prenait l'envie de le faire, Brandon, bien plus expérimenté que lui, le broierait sans même transpirer.
Le maréchal se reprit. Il était trop tard pour faire marche arrière. Déterminé à produire le meilleur effet sur son invité, il entama:
Anne: Ainsi, vous avez daigné accepter mon invitation! Quel honneur!
Charles: Votre messagère a su éveiller mon attention.
C'est ce que répondit Brandon, dont le sourire traduisait clairement le vif plaisir qu'il avait tiré de cette femme aux manières foncièrement vicieuses.
Anne: Ah, la douce Irma! Je suis ravi qu'elle vous ait plu. En vérité, mon cher, je n'osais vraiment croire à votre venue. Qu'un noble seigneur s'aventure seul hors de son domaine est assez rare pour le souligner! Mais avant tout, veuillez vous installer... Prenez place à ma table. Nous allons prendre un rafraîchissement. Que diriez-vous d'un verre de liqueur?
Tout en devisant, Anne accompagna son homologue à la place offrant le meilleur point de vue sur la vallée, tirant lui-même le siège en signe de respect. Il se comportait avec un enthousiasme mêlé de la pointe de déférence nécessaire. Une considération légitime.
Dans le plus petit des verres de cristal, il versa un élixir qui coula épais, tel un sirop translucide.
Saisissant le verre de liqueur, Brandon l'éleva dans la lumière, comme pour en admirer le contenu. La bague, qu'il portait au médius de la main droite, ne manifesta aucune réaction. Elle était taillée dans une corne de narval, noblement baptisée licorne, animal fantastique dont la défense avait la faculté de déceler le poison si on l'approchait des mets. À première vue, le breuvage se révélait inoffensif. Il en but donc une gorgée. Une vague réfrigérante enveloppa sa gorge avant de se transformer en un feu doux qui se répandit dans ses membres pour les caresser de l'intérieur.
Tout en dégustant le liquide qu'il analysa comme un mélange de rose, de jasmin, de girofle, de fleur d’oranger de lys et agrémenté d'une pointe de cannelle, le duc de Suffolk se livra à son tour à l'examen de son hôte.
Natif de Chantilly, Anne de Montmorency était un homme grand, robuste, vêtu d'une ample chemise de soie écarlate ouverte sur une poitrine au teint clair, presque blanc. Celle-ci se révélait imberbe, large et musclée, tout comme ses épaules. Le duc Français avait des cheveux châtain, une courte barbe de même teinte qui masquait un menton carré. Tout en vidant son verre à petites gorgées, appréciant son piquant puis sa suavité, Brandon s'attarda l'air de rien sur les deux attributs qui trahissaient la nature hargneuse de son hôte. Ses yeux tout d'abord. Des iris noisette aux pupilles noires lui conféraient un regard dur. Son appendice nasal ensuite. Large et fort, il semblait déjà avoir bien reçu des coups sur les champs de bataille. C'était davantage un nez de paysan matois qu'un nez de race.
Des blessures, Anne en avait reçu de cruelles qui l'avaient presque conduit aux portes du tombeau. Il les tenait toujours à mépris en disant: "Ce ne sont que des égratignures!"
Pour achever son examen, Brandon contempla dans son ensemble le visage de son interlocuteur, doté de traits burinés, puissants et volontaires, traduisant l'impatience et une propension certaine à la violence en cas de besoin.
Pour résumer, le duc de Montmorency était un personnage rude et brutal, très attaché aux valeurs traditionnelles, quoique champion de l'autorité royale.
Haïssant également le désordre, le non-conformisme, la désobéissance au Pape Clément VII ou au souverain Français, il prônait une monarchie absolue, arrachant partout les germes des révolutions. Charles Quint répondait en fait à son idéal beaucoup mieux qu'un François Ier protecteur de Rabelais, allié du Sultan Soliman le Magnifique.
Jugeant l'Europe assez vaste pour ces deux grands princes, le maréchal rêvait de la voir unie sous les sceptres devenus fraternels de l'héritier de Saint Louis et du petit-fils des Rois Catholiques.
Mais l'amant de la duchesse d'Étampes, plus soucieux de son royaume que de la Chrétienté, se cabrait à l'idée d'une alliance dont l'effet serait de réduire la France à l'état de vassale.
Le duc de Suffolk prenait cette rencontre avec son habituel détachement. Malgré tout sur ses gardes, mais uniquement par principe. Il avait pris les précautions d'usage pour veiller à sa sécurité, parmi lesquelles l'absorption d'un charbon actif, très efficace en cas d'empoisonnement. En renfort éventuel, il disposait de deux hommes postés dans sa tente. Deux officiers issus de la Garde rapprochée de son souverain, sélectionnés par Henry Howard, comte de Surrey, le fils du duc de Norfolk.
L'Anglais ne craignait nulle attaque frontale. Même ici, sur le vieux continent. Il était Charles Brandon, premier duc de Suffolk, un homme politique influent, la puissance incarnée.
Il l'était au même titre que son compatriote Thomas Howard, troisième duc de Norfolk; que son interlocuteur Anne de Montmorency et des quatre autres principaux conseillers Français, seigneurs de guerre; ou encore de quelques vice-rois d'Espagne du même acabit. Cette situation de quasi-omnipotence depuis la Paix des Dames faisait de lui un homme blasé, avide de nouvelles sensations.
Il n'envisageait nul piège, n'étant plus depuis longtemps ni en guerre, ni menacé d'aucun affront, d'aucune vendetta. Sauf lorsqu'il s'estimait intimement outragé, le duc évitait d'affronter ses ennemis de face, qu'ils servent la France, l'Espagne ou quelque autre allégeance. Bien sûr, il intervenait tout de même à ses heures, avec le doigté caractéristique des Yeodmen, les officiers des dragons et le souci de ne jamais se compromettre.
Enfin installé, son verre à la main, Anne but quelques gorgées et reprit la parole:
Anne: Tenez, tout d'abord, pour vous remercier de votre ponctualité... Elle va vous permettre de découvrir ce spectacle dont je ne me lasse jamais et qui n'a lieu qu'une fois par jour!
Du doigt, Montmorency désigna un endroit particulièrement fleuri de la prairie, à une cinquantaine de pas de leur position.
C'était une étendue de fleurs bombées, une symphonie de jaune orangé, de rouge et de bleu. Des fleurs qui, en cette heure matinale, restaient fermées, remarqua Brandon. Un oiseau se détacha du ballet exécuté par ses congénères, virevoltant harmonieusement sous l'horizon. Le volatile au plumage brillant plana fièrement jusqu'aux fleurs qui semblaient en attente. Il traversa l'éventail en lançant un trille impérieux avant de retourner s'ébattre parmi les siens.
Le champ de soucis, de coquelicots et de gloires du matin se mit alors à onduler, sous les directives du vent. Puis, dans une silencieuse explosion de lumière, toutes les fleurs se mirent à s'ouvrir, certaines d'entre-elles rejetant soit un papillon jaune, soit un rouge, un bleu ou encore un blanc. L'essaim pacifique se hissa dans un parfait ensemble au-dessus des boutons-hôtes avant de se disperser à tout va, inondant la vallée de monarques colorés. À chaque couleur correspondait une bouffée différente de phéromones puissantes.
Le duc de Suffolk dut se pincer les narines pour éviter d'être délicieusement saoulé par les fragrances du pavot. Il remarqua qu'au contraire, son homologue aspirait avidement.
Charles: Tiens, tiens! Notre aimable maréchal serait-il gouverné par l'opium? Intéressant. Très intéressant... (Pensée).
Aussitôt analysée, l'information fut rangée dans l'extraordinaire bibliothèque que constituait son cerveau.
Anne s'enquit:
Anne: Magnifique, n'est-il pas?
Charles: Un spectacle exquis! Il ferait les délices de Mary, mon épouse.
Le gouverneur retint in extremis un infime tressaillement.
Anne: Howard sait-il pour Mary? Impossible! (Pensée).
Détournant le regard, il répondit:
Anne: Alors, il faudra venir lui faire découvrir cette vallée.
D'une main aux ongles impeccables, le quadragénaire saisit une carafe remplie d'un liquide grenat. Il versa le divin breuvage avec la délicatesse d'un échanson dans le plus grands des verres de cristal.
Anne: Je choisis toujours le vin moi-même, une vieille habitude. Ainsi, s'il s'avère mauvais, je ne puis blâmer personne. Goûtez-moi ce Bordeaux-clairet. Remarquez cette robe qui se révèle dans le soleil... Et ce bouquet... D'une richesse à faire tourner la tête. Ah! Je vois que vous l'appréciez. J'ai pris la liberté d'en faire déposer un tonnelet à votre intention, dans votre tente. Et je vous le répète, il n'y a aucun piège à craindre. Pourquoi irai-je vous nuire? Je n'y vois aucun avantage!
Charles: Vous me comblez d'attention, mon cher Anne. Je vais finir par me sentir gêné.
Le ton de Charles Brandon exprimait un amusement manifeste au cœur duquel pointait une étincelle d'intérêt. Il goûta le vin, le gardant en bouche pour en savourer toute la finesse. Il concéda au maréchal de France un hochement de tête approbateur.
Anne: Ce n'est qu'un modeste manifeste de mon admiration, seigneur duc. Un témoignage de la bonne entente que je désire instaurer entre nous.
Charles: Il y a de quoi se sentir flatté! Mais je suis déconcerté par cette invitation. Comme nous avons déjà arrangé l'entrevue de nos souverains, de quoi allons-nous discuter? Du fol espoir de mon roi de pouvoir enfin épouser cette garce d'Anne Boleyn, grâce à l'intervention du vôtre?
Anne: Que nenni! Nous verrons cela avec eux.
Charles: Alors de quoi donc? Je ne vois pas... Et puis, plus j'y songe, plus je me dis qu'il est étrange qu'un Français veuille frayer avec un Anglais...
Anne: Je préfère le terme de "novateur". Et pourquoi serait-ce si étrange? Je ne conçois aucune raison de nous opposer. Les anciennes querelles entre nos rois ne nous concernent nullement, non? Mon combat à moi, c'est d'instaurer la paix...
Malgré son goût pour elle, et même pour une alliance avec l'Empereur, Montmorency n'aurait jamais souffert que son maître occupât, en Europe, une place secondaire. Or, si François Ier ne se tenait pas sur ses gardes, il est plus que probable qu'il serait menacé dans sa puissance par l'ambition de Charles Quint que l'on soupçonnait à bon droit d'aspirer à la monarchie de l'Europe. Il fallait donc prévenir ce prince et, tout en évitant la guerre, continuer avec lui la lutte sur le terrain diplomatique. À cet égard, tant que les démarches de la France ne devaient pas avoir pour conséquence la reprise des hostilités, Anne était prêt à les favoriser.
Il comprenait que son souverain, même après certaines défaites, pouvait conserver une influence considérable en contractant des alliances pacifiques, et même en formant des ligues défensives avec les autres États Européens. D'ailleurs ces États, s'il ne les attirait pas à lui, iront tout droit à l'Empereur. Voilà ce qu'il importait surtout d'empêcher. Brouiller l'Espagnol avec les autres princes Européens était la politique la plus rationnelle. Il convenait donc de s'unir à eux. Ces alliances, qui semblaient rapporter au roi de France plus de profit en temps de paix qu'en temps de guerre, devaient produire quelque impression sur le Habsbourg. En tout cas, elles élèveraient une barrière contre ses prétentions. C'est ainsi que, tout en voulant le maintien d'un cessez-le-feu, le maréchal pouvait, sans se contredire, se prêter à des négociations qui seront, en somme, dirigées contre l'Empereur.
Anne: ... Instaurer la paix entre nos royaumes.
Charles: Tout comme mon maître! (Pensée).
En effet, la préoccupation principale du roi Henri avait toujours été la même depuis le sacre de l'Empereur: éviter que Charles Quint et François Ier ne s'unissent et d'empêcher, d'autre part, que l'un ne devienne plus puissant que l'autre... Toujours l'équilibre. N'avait-il pas pris comme devise: "Qui je défends est maître?"
Les yeux soudains embrasés d'une lueur fanatique, Anne ajouta:
Anne: Afin d'atteindre cet objectif, je vais avoir besoin de vous. Quant à vos buts, seigneur, ils restent les vôtres et je ne prétendrai pas m'en mêler. Je crois sincèrement qu'une alliance serait profitable. Très profitable... Vous riez de mon ambition?
Il s'exclama avec une légère grimace d'autodérision.
Anne: Je suis ambitieux, c'est vrai. Pourquoi le cacher? C'est précisément la raison pour laquelle j'ai tenu à vous rencontrer en privé.
Montmorency fit une légère pause pour les resservir en Bordeaux-clairet avant de reprendre avec un débit plus maîtrisé:
Anne: Inutile de prétendre que nous naviguons dans les mêmes sphères, Monseigneur, mais au sein du royaume de France, mon pouvoir s'accroît. J'ai mérité la faveur de mon roi depuis des années...
L'évocation de François Ier était destinée à impressionner son interlocuteur. Mais Brandon ne sembla pas s'en émouvoir. Il rétorqua, le sourcil haussé:
Charles: Et ses quatre seigneurs de guerre, alors, qu'ont-ils à voir dans tout cela? Ont-ils ordonné cette rencontre?
Il faisait référence aux quatre autres ministres les plus proches du souverain Français. Se redressant sur son siège, Anne se défendit:
Anne: Nullement! C'est de mon initiative propre que vous êtes ici. Le secret le plus total a présidé les préparatifs de cette entrevue. Pour tout vous dire, mon maître m'a mandaté pour résoudre un certain problème. Je suis ambitieux, je vous l'ai concédé, très ambitieux. Et les quatre conseillers usent à présent plus d'énergie à se quereller qu'à œuvrer pour le bien de notre monarchie! Mon roi en est parfaitement conscient, c'est bien pour cela qu'il m'a confié les pleins pouvoirs.
Non, seigneur, que ce soit Claude d'Annebault, Robert III de La Marck ou les deux autres, ils n'ont rien à voir dans ce qui nous occupe. Soyez-en convaincu! Je tiens à faire mon chemin sans me lier à aucun d'eux... Je vous le certifie sur mon honneur! Mais pour le moment, laissons tout cela de côté, si vous le voulez bien... Il y a priorité: réjouissons-nous d'un bon repas. Je rêvais depuis si longtemps de vous avoir à ma table que j'attends votre verdict avec impatience!
Charles: Maréchal, je dois avouer que votre invitation a taquiné mon intérêt... De même, votre si habile messagère. Ce fut un bien appétissant hors-d'œuvre, vraiment!
Montmorency avait su éveiller la curiosité de son homologue. Un sourire d'autosatisfaction plaqué sur les lèvres, il claqua des doigts pour annoncer le repas.
Deux servantes, se prêtant volontiers aux jeux de l'amour avec les membres de la haute société, vinrent rejoindre les deux hommes de leur démarche ondulante. Natives de l'île de Wight, placée sous l'autorité unitaire du royaume Anglais après une brève indépendance au XVème siècle, elles disposaient d'un charme travaillé depuis l'enfance.
Tout en plaisantant d'une voix au timbre particulièrement sensuel, elles s'approchèrent de Charles Brandon pour lui laver les mains, l'agaçant délicieusement de multiples effleurements avant de l'essuyer au moyen de caresses.
Leur tâche était de le laisser dans un état idéal, un mélange de délassement et de douce euphorie, tous ses appétits réveillés. Une fois leur travail achevé, elles passèrent au Français. Ce dernier les congédia d'un geste et claqua dans ses mains à deux reprises.
Décomposé en neuf services, le repas fut en tous points parfait. Digne d'un gourmet de la trempe de Brandon. Les deux seigneurs mangèrent presque en silence. Silence que rompit Anne aussitôt le dessert achevé. S'essuyant les mains dans la nappe, il reprit:
Anne: Cher duc, je ne peux attendre plus longtemps votre verdict. Qu'en dites-vous? Soyez franc, surtout!
Charles: Mon cher Anne, je louerai la qualité de votre table auprès des miens. Je vous l'assure. Et à l'occasion, il faudra que je vous rende la pareille...
Le maréchal sourit largement:
Anne: Seigneur, vous me comblez... Je n'aurais espéré une telle rencontre. Ah! Voici le thé... J'avoue ne plus pouvoir me passer de cette boisson.
Montmorency capta le regard de Brandon, qui revenait sans cesse aux jeunes beautés assises à l'écart. Il avait été judicieusement informé des appétits charnels démesurés de cet homme déjà marié deux fois par le passé: en premières noces avec Margaret Neville et en secondes noces, à Anne Browne. En 1515, il convola secrètement pour la troisième fois avec la blonde et irrésistible Mary Tudor, sans le consentement d'Henri VIII qui avait d'autres projets matrimoniaux pour sa sœur cadette.
Anne: Avant de vous laisser à une petite et heureuse surprise que j'ai prévue en votre honneur, seigneur, si vous le voulez bien, venons-en à l'essentiel.
Sur un hochement de tête de l'Anglais, Anne versa le thé dans la tasse en argent de son invité.
Le fort arôme de cette boisson, de plus en plus prisée dans le pays où les taxes encouragaient la contrebande, s'échappa pour flatter d'odorat des ducs. Brandon huma avec délice la suave odeur aux touches corsées, se disposant à analyser toutes les nuances du discours du maréchal. Ce dernier entama:
Anne: Voilà! J'ai, pardonnez-moi cette triviale expression, un problème à vous soumettre. Je veux faire éliminer quelqu'un... Pas l'un des vôtres, bien évidemment!
C'est ce qu'il précisa immédiatement afin d'éviter toute réaction offensée. Brandon tenta de masquer son étonnement en portant la main à son lobe d'oreille:
Charles: Un contrat, donc... Mais pourquoi moi, mon cher? Qu'ai-je à voir avec cette sorte de... problème?
Anne: Laissez-moi évoquer la question dans son ensemble, seigneur, vous allez comprendre...
Anne claqua des doigts pour ordonner que l'on reserve son invité. Ce qui fut aussitôt exécuté par l'une des servantes au corps souple.
Anne: Vous savez que la paix est une chose fragile, et ne sera jamais l’état naturel d’une société… Vous n'ignorez pas la mésintelligence qui règne entre les Espagnols et nous.
Vous avez aussi remarqué la haine qui me sépare de l'Amiral Doria quand ce félon a déserté nos rangs pour rejoindre ceux de l'Empereur. Des rumeurs courent sur son compte: il semblerait que le capitaine Génois cherche à lancer des attaques sur les ports de Provence. Charles Quint, toujours ulcéré de s'être fait spolier suite à l'illusoire traité de Madrid, s'est laissé convaincre par ses conseillers. Nos services de renseignement sont formels: puisque mon maître, qui de son côté revendique toujours le duché de Milan, ne lui restituera pas sa Bourgogne, le bruit court que l'Empereur souhaite lancer une phase d'expansion à grande échelle sur le continent. À Barcelone, les Cortès se sont réunis pour la circonstance. Mes agents ont découvert la ligne principale de leur projet: l'Espagne et les Pays-Bas Espagnols vont déployer leurs troupes. Sur le royaume de France, donc. Avec objectif de prendre contrôle de tous les grands axes. J'ignore où et quand exactement ils agiront. Or, sa Majesté François n'a pas assez de troupes pour couvrir le front dans son entier. Mais je sais par contre qu'une fois ses positions stratégiques fortifiées, l'Empire sera libre d'envoyer ses armées annexer région après région. Avec toutes les funestes conséquences que je vous laisse deviner. Ce sera la guerre, une nouvelle fois, et je peux vous assurer que si nous y sommes acculés, nous nous battrons jusqu'au bout. Nous sommes sans doute moins nombreux, je ne vous cacherai pas que les Grandes Guerres d'Italie ont affaibli nos ressources militaires, surtout après la défaite de Pavie. Mais il nous reste suffisamment de bataillons pour résister. Nous pouvons également compter sur le soutien des piquiers Suisses et des mercenaires Allemands et Flamands des bandes noires si nous y mettons le prix. Non, nous ne céderons jamais!
Charles: Une situation fâcheuse, j'en conviens. Tout à fait fâcheuse... Car la résultante en sera l'embrasement des duchés de France! Et s'ils s'embrasent, alors les autres duchés d'Europe s'embraseront également.
Le duc de Suffolk caressa la pointe de sa barbe, prenant toute la mesure de cette nouvelle capitale.
Charles: Mais je ne vois toujours pas ce que je viens faire dans cette affaire...
Anne: Il nous faut absolument éviter une nouvelle guerre. C'est pour cela que je veux faire éliminer un des membres du Parlement de Catalogne. Cet homme...
Anne fit apparaître une feuille de vélin pliée en deux, qu'il fit glisser vers Brandon. Celui-ci tendit la main pour saisir la feuille, prit connaissance du nom marqué sur le document, et s'exclama:
Charles: Palsambleu!
Ce juron démontrait à quel point Brandon était troublé. Quel projet audacieux! Le maréchal de France apparaissait sous un jour tout à fait surprenant...
Anne: Le personnage dont vous venez de lire le nom nous a contrés en maintes occasions, nous causant des torts considérables. Il a également déjoué plusieurs de nos tentatives pour l'abattre. Sa disparition est devenue une priorité pour moi. Je veux absolument éviter une nouvelle guerre entre la France et l'Empire.
Charles: Et les quatre? Quelle est leur position?
Anne: Philippe Chabot et Claude d'Annebault se sont clairement prononcés en faveur de la guerre, cela ne vous étonnera pas. René de Montjean n'a rien communiqué de ses opinions et Robert III de La Marck a déclaré refuser la franchise brutale d'un confit généralisé...
De tous les prisonniers de l'Empereur (François Ier, Anne de Montmorency et les quatre conseillers), Fleuranges l'Adventureux fut sans doute celui qui paya le plus lourd tribut: Charles Quint, irrité par la défection de son père, Robert II de La Marck, l’emprisonna en Flandre où il resta quelques années.
Anne leva une main musclée:
Anne: J'estime pour ma part que le désordre provoqué par cette disparition annulerait non seulement la vague d'invasion mais affaiblirait également l'influence des Cortès de Catalogne pour plusieurs années. Un coup direct porté à l'Empereur Charles. Un avertissement par effet de ricochet. Nous ne voulons plus des Grandes Guerres!
Charles: Désolé, Maréchal, mais je ne saisis toujours pas le rapport avec moi...
Anne: J'y viens... Pourquoi vous, en effet? Eh bien, en vérité, c'est l'essence même de mon plan! Parce que depuis la chute du cardinal Wosley, votre influence s’accroît chaque jour davantage. Parce que parmi la Garde royale, les très mystérieux officiers des dragons sont peut-être les seuls capables de pouvoir relever ce genre de défi. Et je veux pouvoir compter sur le meilleur pour régler cette affaire, avant qu'il ne soit trop tard. Sans avoir à quérir l'aide des Quatre... Comme je vous l'ai dit, je tiens à rester indépendant.
Charles: Je ne vois pas de quoi vous parlez. Je ne sais rien de ces officiers des dragons, comme vous les nommez.
Anne: Voyons, mon cher duc, ne me prenez pas pour un imbécile. Il me suffira de citer ces deux exemples pour vous convaincre de ce que j'avance: tout d'abord, le confinement et la disparition mystérieuse en 1483 des Princes de la tour, le jeune roi d'Angleterre Édouard V, et son cadet le duc d'York, Richard de Shrewsbury.
Ensuite, plus récemment, l'affaire des lettres codées, adressées par Wolsey au pape, au roi de France et à l'Empereur et interceptées par ces officiers.
Brandon parvint à dissimuler sa stupéfaction. Ainsi Montmorency subodorait, à juste titre, l'implication des Yeodmen dans ces affaires! Et pourtant, on lui avait assuré n'avoir laissé aucun signe qui permettait d'incriminer les dirigeants. Il estima:
Charles: Voilà qui est très intéressant... (Pensée).
Se rencognant dans son fauteuil pour adopter une position plus détendue, il croisa les mains devant son menton et demanda:
Charles: Avez-vous des preuves? J'en doute!
Anne: Des preuves? Non, ces officiers des dragons n'en laissent jamais, mais des convictions, oui. Des convictions qui, je le souligne, ne regardent que moi. Je n'ai pas besoin d'avancer des preuves. Je ne suis pas là pour juger ou condamner. Vos affaires ne me concernent en rien, je vous l'ai dit. Je veux juste utiliser les services de ces mercenaires. Songez que je n'ai aucun intérêt à dévoiler ce que je sais. Je suis prêt à en faire le serment sur mon sang. Rien de ce qui vous concerne ne sortira de ma bouche. Pas même devant mon roi, je vous le jure. De grâce, seigneur, laissez-moi au moins aller jusqu'au bout et vous pourrez alors décider de nous aider ou non!
Charles: Soit. Pour le plaisir de la discussion, je vous écoute...
Anne tenta de cacher son soulagement en tournant la tête pour réclamer que l'on remplisse leurs verres de vin. Le duc de Suffolk ne fut pas dupe mais n'en laissa rien paraître. Il se permit par contre de flatter la croupe de la servante penchée sur lui pour le resservir. Le maréchal sourit en voyant le geste lascif de son invité et but une large gorgée avant de reprendre:
Anne: Je doute qu'une guerre comme celle qui se prépare serve vos intérêts, quels qu'ils soient. Sinon, je ne doute pas que vous auriez œuvré dans ce sens! Le chaos qui va s'ensuivre nuira à tout le monde. Or, vous le savez comme moi, l'équilibre de l'Europe dépend de votre roi. L'empire se prépare à commettre une folie qui nous emportera tous, et vous seul pouvez intervenir... Oui, nos intérêts coïncident dans le cas présent. Ni vous ni moi, ni le vieux continent ne pouvons risquer un échec, c'est pourquoi le royaume d'Angleterre est tout désigné pour régler la chose.
Anne choisit le silence pour appuyer ses propos.
Brandon caressait pensivement la pointe de sa barbe.
De l'autre main, il saisit son verre de Bordeaux-clairet, s'accorda deux lampées avant de répondre:
Charles: Poursuivez, je vous prie.
Les yeux du maréchal s'illuminèrent tels des lacs de lave baignés par un éclat lunaire. Il paraissait comprendre qu'il avait ferré le duc. La mine grave, il soupira:
Anne: La tâche est ardue, voire impossible. J'en suis conscient... C'est bien pour cela que j'ai besoin de votre collaboration. Notre cible connaît la plupart de nos ambassadeurs. Elle est constamment sur ses gardes. Infiltrer l'Empire à cet échelon est une affaire fort délicate. De surcroît, nous autres Français serions trop facilement repérables si nous tentions de nous approcher de l'un des seigneurs de Catalogne dans sa propre capitale. Même si nous parvenions à faire entrer une armée dans Barcelone, nous ne parviendrions pas à nos fins. J'en suis persuadé. Oui, seigneur, j'ai bien réfléchi... Je ne vois d'autre moyen de faire échouer l'invasion projetée par les Cortès, sans déclencher un bain de sang et je ne vois qu'un officier des dragons pour réussir... Et pourquoi je m'adresse à vous personnellement? La réponse est simple: vous êtes le duc de Suffolk, le plus puissant, le plus subtil et le plus communicatif d'Angleterre. Le mieux placé pour laisser ses préjugés de côté, selon moi, et de véritablement juger de la valeur des informations que je vous ai livrées. Cette collaboration pourrait même ouvrir des horizons nouveaux à nos deux existences, me suis-je dit. Sans vous cacher que si je réussis cette mission, mon bon roi sera des plus généreux...
Charles: Ton bon roi, ton bon roi! Il a bien profité de ma jeune épouse quand elle était mariée à ce vieux bouc de Louis XII! (Pensée).
Brandon continua de flatter la pointe de sa barbe durant de bonnes minutes, laissant son interlocuteur dans l'expectative. Si celui-ci disait vrai, il se devait pourtant d'intervenir. Il ne pouvait tolérer que certains duchés de France perdent leur indépendance sacrée. Oui, il devait s'en mêler.
Charles: Vous avez bien fait, mon cher Anne, de vous adresser à moi. Si vos informations sont exactes, et je saurai bientôt si c'est le cas, il est hors de question que l'Empire étende ses influences au-delà de ce que j'estime raisonnable. Malgré la difficulté présentée, votre plan me semble sensé. Je puis peut-être intervenir pour éviter une nouvelle guerre. Encore que nous devions...
Montmorency le devança:
Anne: Nous mettre d'accord sur les avantages que vous en retirerez? Quel serait votre prix? J'avais pensé à l'annexion totale de Saint-Inglevert. Je suis en mesure d'honorer cette promesse.
Balayant la proposition d'un revers de main, le duc de Suffolk lâcha:
Charles: Cela ne m'intéresse pas. Non, je désire autre chose... Je pensais plutôt à la cession du Boulonnais.
Anne manqua de s'étrangler. Voilà une chose inattendue. Le duc se montrait plus gourmand que prévu!
Anne: Mais...
Charles: Allons, mon cher Anne, je sais que vous en avez le pouvoir. Votre roi vous tient déjà en haute estime, vous l'avez vous-même affirmé... Le comté de Boulogne n'a aucun intérêt stratégique pour vous, ma demande ne présente donc aucune menace pour le royaume de France. Sans compter que l'Angleterre a pleinement démontré qu'elle n'avait nul désir de conquête. L'échiquier Européen ne sera aucunement chamboulé par cette demande.
Irrésistible, Brandon souriait de toutes ses dents. Il se savait en position de force. Une telle requête permettrait à Montmorency de comprendre qu'effectivement, on jouait à présent dans la cour des Puissants.
Anne: Mais...
À suivre...