Chroniques Catalanes II. La reconquista.
Posté : 12 juil. 2019, 21:22
Prologue.
Le jeudi 7 janvier 1546, la deuxième session du concile de Trente se terminait. Durant cette séance, on évoqua l'interprétation des Écritures, le péché originel, la mère du Christ. Les décisions prises heurtèrent de front les croyances des protestants. Ceux qui ne les accepteraient pas recevront l'anathème. On avait également abordé "la justification par la foi" qui rendra le fossé infranchissable. Sur la réforme de l'Église, rien, sinon de vaines promesses.
Charles Quint était exaspéré. Allait-il de nouveau affronter Paul III, laisser faire un deuxième sac de Rome? Non. Pour diriger le concile, le meilleur moyen, selon lui, était de se rendre d'abord maître de l'Allemagne. Il convoqua la Diète à Ratisbonne où les luthériens et calvinistes le presseront de tenir ses engagements. L'Empereur attendait beaucoup du chanoine de la cathédrale de Naumburg, Julius von Pflug, pour ce Colloque si ce dernier voulait bien y apporter son concours. Toute sa vie, cet homme avait cherché à rapprocher les catholiques des protestants pour sauver l'unité religieuse de l'Allemagne.
Pfug écrivit donc au bailli de Ratisbonne pour lui demander de réserver des quartiers. De son côté, en quittant la Flandre après avoir tenu un chapitre de la Toison d'Or, l'Empereur promit encore une fois à sa sœur Marie de ne pas déclencher une guerre civile.
À Spire, il rencontra le Landgrave de Hesse et le comte palatin rallié depuis peu à la Réforme. Charles demanda que les protestants exposent leur point de vue au concile. Philippe de Hesse, n'ayant plus d'inquiétude au sujet de sa bigamie, se montra aussi intransigeant que les Pères Conciliaires. Il refusa net, les positions étant trop éloignées l'une de l'autre. Les princes protestants se considéraient d'ailleurs également indépendants du pape et de l'Empereur. Ils voulaient la confirmation pure et simple des libertés accordées deux années auparavant à titre provisoire. Le roi des Espagnes objecta:
C.Q: Ce serait renoncer à toute possibilité d'entente!
Une entente? Le Magnanime conseilla insolemment à Sa Majesté de lire et d'étudier les Évangiles. Sentant qu'à la Diète, même les anciennes promesses ne seront pas tenues, il n'y paraîtra pas. L'Empereur s'écria:
C.Q: Tout le monde veut des réformes, mais personne ne veut m'aider à en faire!
Cependant, il n'était pas découragé car il avait réussi un coup de maître. Le duc Guillaume de Bavière était depuis longtemps un adversaire dangereux parmi les catholique Allemands. L'Empereur donna en mariage à son fils Anne d'Autriche, naguère fiancée au duc d'Orléans. Il lui laissa espérer l'électorat qu'il enlèvera au Palatin si ce dernier persiste dans l'hérésie. Voilà les Habsbourg et les Wittelsbach réconciliés pour un siècle, mais cela devait rester secret.
La chape de glace.
Tandis que Charles Quint usait de subtiles manœuvres politiques, Pablo, son petit-fils, tira derrière lui la porte des chais qui claqua. Le bruit effraya la poule qui picorait les quelques grains trouvés sur un tonneau.
Le jeune garçon traversa, en se hâtant vers la maison, la cour balayée par un rude vent du nord.
Le froid durait depuis l'Avent et le premier mois de cette nouvelle année allait s'achever sans que le gel cédât.
Enveloppé dans un manteau d'épais drap de laine fourré de peaux de taupes, Pablo retenait les plis lourds de la cape paternelle contre lui, d'une main crispée. De l'autre, il serrait l'anse d'un petit panier de provision.
Il grimpa en courant les degrés conduisant à la logette si accueillante à la belle saison, et qui précédait la salle. En cette journée d'hiver, personne ne se trouvait sous l'auvent de tuiles. Seule la bise glacée l'occupait en sifflant.
Dans la pièce où il pénétra, la chaleur, qui rayonnait de la cheminée circulaire jusqu'à la tenture calfeutrant la porte, s'alourdissait d'une buée assez dense.
D'épaisses volutes s'élevaient d'un chaudron de cuivre accroché à la crémaillère, au-dessus du feu vif. Un liquide rutilant y bouillonnait.
Debout au milieu des vapeurs dégagées par la décoction des racines de garance, le dos courbé, Isabella teignait en rouge des pantalons neufs pour ses garçons et tournait avec application, à l'aide d'un long bâton, la teinture violemment colorée.
En entendant entrer son fils, elle se retourna. Sur les traits creusés de tourments, lustrés de sueur, Pablo retrouva l'expression d'anxieuse interrogation qu'il avait l'habitude d'y déchiffrer à chacun de ses retours de la cave.
La souffrance inexprimée contenue dans les yeux cernés de bistre le poignait chaque fois autant. Qu'attendait sa mère? Quel message guettait-elle de la part de l'unique témoin admis dans l'antre du marin?
Le jeune garçon, posa le panier à terre, quitta sa chape et l'accrocha près de la porte, à la barre de bois munie de têtes de béliers sculptées sur lesquelles on posait les vêtements.
Le regard d'Isabella se fixa sur le tissu rouge et bleu qu'il tenait toujours à la main.
Carmina sortit de la cuisine, suivie par Paloma. La petite fille suçait une pâte d'amandes d'un air gourmand. La servante portait Javier pour lequel elle avait une prédilection parce qu'il ressemblait de plus en plus à Marco qu'elle avait beaucoup aimé.
En voyant sa maîtresse qui tournait toujours le linge, afin de l'aider à prendre une coloration uniforme, Carmina se décida à poser l'enfant dans son berceau. D'un air de commisération bougonne, elle dit:
Carmina: Vous voilà en nage. Par ma tête, vous allez prendre mal. Laissez-moi donc touiller à votre place. Je n'ai rien de bien pressé à faire à présent.
L'aventurière lui tendit le bâton enduit de garance jusqu'à mi-hauteur, puis se dirigea vers son fils. Tout en s'essuyant le visage avec le devantier de toile qui protégeait son corset des éclaboussures, elle demanda:
: Ton père t'a-t-il dit quelque chose aujourd'hui?
Pablo secoua tristement le front.
Pablo: Non, maman...
Isabella rabattait sur ses avant-bras les manches de sa chemise blanche qu'elle avait roulées. D'une voix tremblante, elle murmura:
: Pourquoi, Seigneur, pourquoi ne puis-je aller lui tenir compagnie?
Depuis le duel, deux mois s'étaient écoulés. Après avoir obligé son gendre à retourner vivre auprès des siens pour échapper à la prison, Charles Quint avait, en sus, appliqué la pénitence prévue par l'Élise pour avoir tué un garde. À savoir: sept ans de jeûne au pain et à l'eau durant les trois carêmes (avant Pâques, avant la Saint-Jean Baptiste et pendant l'Avent), plus les mercredi, vendredi et samedi de chaque semaine. L'obligation de continence était imposée durant ces mêmes jours.
Mais le Catalan s'était, de son propre chef, contraint à une bien plus sévère discipline suite à la discussion avec sa femme, sous l'auvent de la logette. Une quinzaine de jours après avoir regagner l'hacienda, il avait demandé à Estéban d'avertir les siens du vœu de silence et de solitude qu'il s'était engagé vis-à-vis de Dieu à observer durant ces sept années de mortification.
Il logerait dorénavant dans l'un des celliers, seul, sur un lit de toile, et n'ouvrirait la bouche que pour les nécessités du travail qu'il comptait reprendre.
En dehors de ces échanges indispensables, il n'adresserait la parole à personne et vivrait comme un reclus.
C'était rejeter Isabella et ses enfants.
L'unique personne admise à pénétrer dans le local qu'il ne quittait jamais avait été Pablo. Celui-ci portait à son père nourriture, bois, vêtements, remèdes et tous objets dont il avait besoin. Le capitaine le remerciait d'un geste ou l'embrassait parfois sur le front.
Par cette existence ascétique, Mendoza entendait-il racheter ses fautes, expier ses responsabilités dans l'affreuse fin de son amie Francesca, ou bien se consacrer jalousement à des souvenirs qu'il n'accordait à quiconque le droit de venir troubler?
Isabella ne cessait de se le demander. Tout en vaquant à son labeur quotidien, elle ne pouvait s'empêcher d'y songer et suppliait le Seigneur de l'éclairer sur les motifs d'un comportement qui lui importait plus que tout.
La joie de retrouver son domaine après un mois d'emprisonnement était loin, à présent! Le retour de Juan n'avait apporté que recrudescence de peine et d'amertume. Si l'épouse délaissée avait cru, jadis, pouvoir intervenir, poser ses conditions à une éventuelle reprise de vie commune avec son mari, elle s'était lourdement trompée! Elle n'avait rien eu à dire contrairement à ce qu'avait décidé son père. Les événements avaient entraîné un état de fait qu'il n'était donné ni à elle ni à nul autre de modifier...
Carmina: Dieu me pardonne, señora, vous auriez aussi bien fait, dans votre jeune temps, d'épouser votre promis plutôt que le capitaine Mendoza!
C'est ce que lui avait dit alors sa servante dont la tranquille affection et le bon sens s'étaient révélés fort précieux depuis la réinstallation à l'hacienda.
Carmina: Avec un brave garçon comme le meunier, vous n'auriez pas connu tant de vicissitude!
L'aventurière lui avait rétorqué:
: J'aimais Juan, Carmina, et, sur mon âme, je l'aime toujours. À ce qu'il faut croire, l'amour, chez moi, est indéracinable!
Si la vieille femme faisait tout ce qui était en son pouvoir pour porter secours au ménage brisé, son mari Luis, lui, ne se manifestait que rarement.
Déçu de ne pas être encore grand-père, le jardinier se consolait en chassant quand il ne pouvait s'occuper du jardin.
À la suite du señor De Rodas, ou seulement en compagnie de quelques compères, il parcourait plaine et sous-bois sans désemparer. On l'entendait sonner de la trompe en amont puis en aval du Llobregat...
Son épouse en reconnaissait le son entre tous...
La porte s'ouvrit à nouveau et l'élu entra, suivi du naacal.
: La nuit tombe. On ne peut plus tailler les ceps. J'ai renvoyé Diego et les apprentis chacun chez soi.
C'était Estéban qui, depuis plus de quatorze mois maintenant, dirigeait l'équipe. C'était lui qui sélectionnait les meilleurs vins et les proposait aux acheteurs professionnels tels que les négociants ou les taverniers. C'était encore lui qui se déplaçait pour aller les livrer.
Son beau-père se contentait de jouer les cavistes en déplaçant et en gérant la futaille. Mais surtout, Mendoza se consacrait aux différentes opérations nécessaires à la production du vin en cave. Estéban et lui ne se voyaient ni ne se parlaient jamais.
Machinalement, Isabella annonça:
: Le souper ne va pas tarder à être prêt. Nous en avons presque terminé avec la teinture des pantalons, Estéban.
Un candélabre de fer à trois branches à la main, Jesabel entra à son tour dans la salle que le feu seul éclairait. Avec elle, une clarté plus vive pénétra dans la pièce. Elle déposa le chandelier sur un coffre, fit un sourire à Tao et retourna en cuisine.
Le Morisque vit que l'aventurière tenait à la main la cape de Mendoza.
: Cesse donc de te faire du mal, Isabella! À quoi bon pleurer sur ce qui est sans remède?
: Chaque fois que je la vois, le cœur me fend. Je ne peux la toucher sans frémir...
D'un geste furieux, l'époux de Jesabel arracha l'étoffe des mains de la jeune femme pour la jeter avec rage loin de lui. Paloma qui jouait avec son petit frère dans un coin se mit à crier. D'une voix vibrante, Tao s'énerva:
: Je t'ai connue plus courageuse. Tu as su faire face à l'abandon, ne peux-tu accepter un châtiment qui frappe le responsable de tous tes maux?
Les cris firent sortir Elena de la chambre où elle s'appliquait à recopier un livre d'heures en compagnie de Joaquim. En ce mois de janvier privé de joie, elle cheminait doucement vers ses quatorze ans.
Elle entra, inspecta d'un coup d'œil la salle et ses occupants, puis se dirigea tranquillement vers la cape échouée contre un des coffres de chêne luisant. Elle la ramassa, la considéra un instant, puis sans rien dire l'emporta à la cuisine. Observant sa sœur, Pablo fit:
Pablo: Elena a raison! Il n'y a rien là d'autre qu'un bout de tissu ayant besoin d'être repassé.
En silence, Isabella et Carmina sortaient les braies teintes du bain de garance. Pour ne pas se brûler, elles utilisaient de longues pinces de fer à l'aide desquelles elles saisissaient les pièces d'étoffe colorées avant de les déposer, en attendant qu'elles refroidissent, dans un baquet de bois. Il ne resterait qu'à les rincer à l'eau claire et à les étendre au grenier pour les faire sécher.
Javier commençait à s'agiter dans sa berce. Il devait avoir faim et allait bientôt rejoindre son frère de lait, Agustín. Comme l'aventurière se dirigeait vers lui pour le conduire chez Zia, Pablo glissa à sa mère:
Pablo: Après le souper, je te demanderai l'autorisation de monter au château. Modesto et deux de ses amis musiciens vont y jouer de la flûte pendant la veillée.
Les sourcils froncés, Isabella se retourna vers son fils. La lumière des chandelles éclairait le visage si pur. Le refus, prêt à jaillir, s'en trouva différé.
Pablo avait huit ans depuis l'automne. Pouvait-on le priver bien longtemps des pauvres et rares joies qu'il connaîtrait jamais?
Depuis l'été dernier, le petit garçon avait organisé le soir, tantôt chez lui, tantôt chez les uns ou les autres, des réunions fréquentes. On y contait des histoires, on y récitait des chansons de geste, on y jouait de quelque instrument de musique. Parfois, on y dansait.
C'était, bien entendu, les soirées de Barcelone chez Miguel qui lui en avaient donné l'idée. Au lieu de se réunir seulement pour bavarder, boire du vin herbé, manger des gâteaux comme auparavant, il avait décidé qu'il fallait mettre à profit ces moments de loisir pour amener les habitants de la vallée qui le voudraient bien à s'intéresser à autre chose qu'à leurs minces affaires quotidiennes.
Son initiative n'avait pas été mal accueillie par les marchands et les artisans des alentours; non plus que par quelques laboureurs à l'aise qui étaient fiers de voir leurs rejetons fréquenter les gens de l'hacienda que protégeait le roi.
La comtesse, de son côté, n'était pas mécontente d'assister, sur ses terres, au développement de certaines coutumes citadines. Tout ce qui venait de la cour comtale et reflétait tant soit peu les goûts de Blanca Pimentel était prisé au plus haut point dans son entourage. Aussi ouvrait-elle volontiers, quand le vice-roi y consentait, la salle de son donjon aux jeunes gens que réunissait, autour de ses propres enfants et de leurs familiers, l'amour de la musique et du divertissement.
Les malheureux événements du mois de novembre avaient, un temps, interrompu ces habitudes. Le moment était sans doute venu de les reprendre.
Pour se donner le temps d'aviser, Isabella répondit:
: Tu ne peux pas te rendre seul au château et je doute que ta sœur consente à t'y accompagner.
Cette dernière revenait de la cuisine:
Elena: Par Dieu! Je n'ai pas le cœur à rire. Je ne comprends même pas...
Pablo frappa ses mains l'une contre l'autre et s'écria avec vivacité:
Pablo: Eh bien, je n'ai pas, moi, les mêmes raisons que toi de me priver des seules distractions qui me sont octroyées! À chacun ses épreuves!
Elena ouvrit la bouche pour répondre, mais elle se ravisa et sortit de la salle en claquant la porte.
: Au nom du ciel, mes enfants, ne vous faites pas de mal les uns les autres! Nous avons assez de soucis sans que vous alliez encore vous quereller!
Pablo: Ne te tourmente pas pour nous, maman. Elena et moi, nous nous aimons bien. Tu le sais...
Il posa un baiser léger sur la joue qui conservait encore un peu de la chaleur des flammes auxquelles Isabella avait été exposée et sourit.
Pablo: Laisse-moi aller à cette veillée, je t'en conjure. J'ai besoin de me divertir... Tout est si triste, ici, depuis des mois!
Isabella soupira.
Paloma se cramponnait à son pantalon et tirait sur son corset pour qu'elle s'occupât du petit frère qui pleurait. L'aventurière se baissa, prit Javier dans ses bras et se redressa en le serrant contre elle.
: Sur mon âme, mon grand, je ne te blâme pas de vouloir échapper un moment aux ombres qui assombrissent cette maison. Mais je ne peux te laisser partir seul en pleine nuit.
Pablo: Modesto et Matéo m'escorteront. Ils ne demandent que ça!
Il était vrai que les deux apprentis se disputaient le privilège de tenir compagnie à Pablo. Si les autres garçons du pays semblaient fuir les occasions d'approcher l'enfant au tempérament de feu, ces deux-là, du moins, lui demeuraient fidèles.
À bout d'arguments, la señora Mendoza murmura:
: Eh bien! Fais donc à ta guise, mon fils. Et que Dieu te garde!
Entre la femme de nouveau esseulée et le garçon qui demeurait l'unique et fragile lien capable de rapprocher, peut-être un jour, les époux désunis, une connivence d'une qualité très subtile avait renforcé l'entente retrouvée.
Pablo: Ce soir, nous serons nombreux à la veillée. Enrique et Chabeli seront des nôtres en plus des commensaux de la comtesse.
: Julio et Marbella peuvent se féliciter de leurs enfants adoptifs. En les prenant sous leur toit, ils se sont montrés bien inspirés.
Depuis le retour de la famille du capitaine à l'hacienda, le meunier et les siens n'avaient cessé de témoigner à ceux qui se réinstallaient la plus attentive amitié. Toujours prêts à leur venir en aide, ils avaient contribué pour beaucoup à la reprise d'une existence dont les débuts étaient difficiles. Des rapports incessants s'étaient institués entre le moulin et la bodega.
Chabeli, qui avait le même âge que Pablo, s'était tout de suite signalée par son désir de nouer amitié avec lui.
Avant le départ pour Barcelone, les deux enfants ne se voyaient que fort peu. Blessé par la moindre marque d'attention, Pablo ne se prêtait en rien aux tentatives de rapprochement tentées par cette fillette pleine de gaieté et d'allant qu'était Chabeli.
Le séjour chez son oncle Miguel, la réconciliation avec sa mère, et l'âge aussi, avaient apprivoisé, adouci, l'enfant en révolte contre le sort douloureux qui lui était échu.
La fille adoptive du meunier avait enfin pu lui témoigner une affection qui ne demandait qu'à se manifester. La personnalité singulière du frère d'Elena, son intelligence, ce qu'il y avait de cruel dans sa destinée exerçaient en effet sur ceux qui l'approchaient attirance ou répulsion, mais n'en laissaient presque aucun indifférent. Belle, saine, enthousiaste, généreuse de nature, Chabeli éprouvait pour Pablo un sentiment où il entrait à la fois de la fascination et un profond désir de porter remède à tant d'infortune.
Isabella se félicitait d'une amitié qui offrait à son fils aîné l'occasion de s'attacher à quelqu'un de son âge. Le frère de Chabeli, Enrique, n'avait qu'un peu plus de quatorze ans, grandissait comme un baliveau et faisait preuve envers ceux de l'hacienda d'une bonne volonté maladroite qu'on jugeait tour à tour touchante ou exaspérante selon les moments.
Ce soir-là, contrairement à ce qu'avait prévu Pablo, Chabeli et Enrique passèrent le prendre ainsi que Matéo, Diego, Modesto et sa sœur Consuelo avant de monter au château. Mais ils n'étaient pas seuls. Julio les accompagnait.
Julio: Le froid est vif, et j'ai craint que cette jeunesse ne prît du mal dehors par un temps pareil. J'ai donc fait atteler la charrette. Je vais conduire tout ce monde là-haut, à l'abri de la bâche et des couvertures de laine.
: Je vous remercie, mon ami, car je m'inquiétais de savoir ces enfants cheminant sans protection par ce soir de gel. Les loups sont affamés, ces temps-ci. On les entend hurler chaque nuit.
Le meunier approuva et termina rondement:
Julio: Je le fais autant pour les miens que pour les vôtres. Vous n'avez pas à m'en remercier. Je vous ramènerai Pablo et ses compagnons sains et saufs après la veillée.
: Vous y assistez donc?
Julio: Sans doute! Le vice-roi m'honore lui aussi de sa protection. Il ne déteste pas me compter parmi ses invités... Par Saint-Martin, patron des meuniers, la considération d'un haut et puissant seigneur est toujours bonne à prendre! Allons, partons! Ne vous inquiétez pas, mon amie, vous nous verrez revenir avant le couvre-feu.
Quand le bruit de la charrette se fut éloigné, Isabella se dirigea vers la cheminée. Elena et Joaquim faisaient griller des châtaignes sur les braises, devant le foyer, près de Carmina et de Jesabel qui filaient la quenouille au coin du feu. Le petit mélomane, dont les doigts étaient noircis et la figure barbouillée de suie, demanda à sa mère:
Joaquim: Pourrons-nous boire du cidre nouveau? C'est ce que je préfère avec les marrons.
En se levant, le jardinier annonça:
Luis: Je vais aller en quérir un pichet à la cave. J'en boirai bien un coup, moi aussi...
Tao et lui confectionnaient des filets en cordes de chanvre. Ils s'en serviraient le lendemain matin pour dresser des embuches dans les haies et les taillis avoisinants. La chance aidant, ils y prendraient peut-être quelque gibier qui se transformerait en rôt pour le souper. La forêt proche et les prés regorgeaient de bêtes noires ou rousses.
Deux chiens courants, tachetés de feu et de blanc, dormaient au pied du naacal. Il les avait dressé pour la chasse au cerf, au chevreuil, au renard ou au lièvre, suivant les occasions. Ils descendaient de Moreno, la chienne noire de Miguel qui avait eu de nombreuses portées avec les mâles du coin et dont ceux-là étaient issus.
Reprenant sa place devant la cheminée, sur la banquette garnie de coussins, Isabella songea:
: Comme tout est calme... En nous voyant ainsi rassemblés autour de l'âtre, qui pourrait croire qu'une tornade a dévasté nos vies?
Elle soupira et se remit à son ouvrage. Entre deux étoffes de laine verte, elle cousait des peaux d'écureuils pour confectionner un pelisson bien chaud. Paloma le porterait sous son bliaud comme gilet protecteur contre le froid. Durant l'hiver, tout le monde se matelassait ainsi la poitrine et le ventre.
: Dieu Seigneur, je Vous donnerais dix ans de ma vie pour que Vous m'accordiez en échange le moyen de pénétrer dans l'antre de Juan. Que fait-il durant ces longues soirées solitaires? À quoi occupe-t-il son temps? À qui pense-t-il? Le savoir si proche et, pourtant, aussi éloigné de moi que lorsqu'il était à Gérone me tord le cœur. Mon chéri, pourquoi t'être imposé une pénitence qui me châtie autant que toi? N'as-tu donc point songé à moi le moins du monde? Ne reste-t-il dans ta mémoire aucun souvenir des temps heureux où nous étions tout l'un pour l'autre? As-tu complètement oublié notre passé?
Elle avait pris l'habitude de ces litanies qui ponctuaient ses travaux, ses prières, ses veilles, ses songes. La présence voisine mais interdite de celui dont rien n'était parvenu à la détacher l'obsédait. Elle paraissait s'occuper, comme autrefois, de ses enfants, de la maison, du domaine, mais, en réalité, elle agissait par habitude. Son esprit était ailleurs, au seuil de la cave où se terrait l'homme aimé dont le destin la déchirait et qu'elle ne cessait d'imaginer, de visiter en pensée, de secourir.
Si la fin sans merci de cette Francesca, sa sépulture hâtive hors de la terre bénie, la brièveté de son existence ne pouvaient que lui faire pitié, Isabella se devait pourtant d'admettre en son for antérieur, avec lucidité et confusion, que cette mort lui était soulagement.
Dans quelle abîme d'horreur, de remords avait-elle dû, en revanche, plonger l'homme marié dépossédé et, en partie responsable de cet abominable gâchis? Son amie pendue n'était-elle pas damnée, damnée par sa faute?
Quels sentiments, quel repentir, quelle contrition pouvaient bien occuper les insomnies, les méditations sans complaisance de l'ermite qu'était devenu l'époux accusé d'adultère?
Privé de celle qui l'avait ensorcelé, affolé, peut-être conduit au péché, passait-il son temps à la pleurer, à se reprocher de l'avoir amenée à sa perte, ou bien ressassait-il des souvenirs que sa conscience déplorait?
Que regrettait-il le plus: d'avoir si gravement fauté avec elle, ou de ne plus pouvoir le faire? Or, était-ce vraiment le cas? Juan lui avait certifié qu'il ne s'était rien passé mais pouvait-elle lui faire confiance à ce sujet?
Vers laquelle des deux femmes allait à présent son cœur? La morte ou la délaissée?
Isabella inclinait son front barré de deux rides soucieuses sur le pelage lustré de l'écureuil dont l'odeur rousse l'enveloppait. Poussant son aiguille avec acharnement, elle se répétait:
: Une fois ce deuil accepté, sa douleur moins dévorante, il se souviendra de nos amours. Dieu juste! Il n'est pas possible que treize années de vie tendrement commune, sensuellement conjointe, ne finissent par l'emporter sur quelques mois d'éventuelle démence!
Fin novembre, quand elle avait entendu les ragots annonçant la présence, deux mois auparavant, du "couple" à la verrerie de l'étang et qui avaient confirmé les dires de son père, elle avait, d'abord, été suffoquée d'indignation. Quoi? Juan était revenu avec une femme s'installer à quelques lieues du toit familial? La plus élémentaire des pudeurs ne l'avait-elle pas retenu? Une telle provocation lui avait paru intolérable à cet instant. Mais lorsqu'elle avait su à quel prix la jeune Francesca avait payé son forfait, elle avait pleuré et s'était tue.
Dans le cœur de l'aventurière, l'amour avait, sans trop de peine, surmonté la rancune. Nulle pitié, cependant, pour l'homme qui était revenu. Elle l'aimait trop pour jamais rien éprouver de semblable à son endroit. Mais un espoir renaissant, silencieux, têtu s'était insinué en elle, depuis que, de nouveau, le capitaine logeait chez lui, chez eux, à deux pas d'elle...
Si seulement il lui était permis d'approcher Juan, de renouer les fils cassés de la trame de leurs jours, elle saurait bien consoler et reprendre ce mari que les ruses de l'Adversaire avait fourvoyé dans les ronces du péché...
Repus de châtaignes et de cidre, les enfants étaient allés se coucher, emmenés par les servantes. Une fois leurs filets achevés, Tao , ses chiens sur les talons, et Luis se retirèrent à leur tour. S'adressant au naacal, Isabella fit:
: J'attendrai Pablo en cousant. Plus tôt j'aurai fini ce pelisson, mieux ce sera.
Restée seule, elle reprit le cours de ses pensées. Lèvres serrées, profil penché sur son ouvrage, elle offrait à la lueur mouvante du feu et des trois chandelles l'image même de la ténacité, de la volonté sans faille qui l'habitaient.
Cet homme qu'on lui avait pris, c'était le sien. Elle saurait le reconquérir. Au plus profond de son être, l'amour vivant, le respect de son état d'épouse, la certitude inébranlable des pouvoirs attachés au sacrement qui les liait l'un à l'autre étaient aussi solidement enracinés qu'un enfant à naître. L'aventurière était décidée à tout tenter pour retrouver un compagnon qui demeurait à ses yeux le seul désirable. La punition qu'il s'était lui-même infligée lui interdisait dorénavant toute nouvelle équipée. Cela offrait à Isabella la possibilité de redevenir la seule femme, l'unique intermédiaire entre l'amour et lui.
Si son cœur à elle saignait en évoquant son beau Catalan privé d'une grande partie de ses souvenirs, sa lucidité lui répétait qu'elle saurait l'aider à surmonter cette nouvelle épreuve, à condition qu'il acceptât de s'en remettre à elle. Leur réunion deviendrait la seconde victoire d'un attachement qui défiait l'adversité!
Comme Julio l'avait promis, Pablo fut de retour avant le couvre-feu. Devant les braises amoncelés, Isabella cousait toujours, avec opiniâtreté. Les yeux qu'elle leva vers son fils étaient fixes, ardents.
: Te voici donc, Pablo. Je n'ai pas vu le temps passé.
Pablo: Moi non plus, Dieu merci! La veillée était si gaie! Nous avons chanté, fait de la musique, joué à la main chaude...
Il retira sa chape et vint embrasser sa mère.
Pablo: Tu ne m'en veux pas de te l'avouer?
Isabella plia le vêtement de fourrure, le rangea à côté d'elle dans un panier et se leva.
: Si on ne se divertissait pas à ton âge, quand le ferait-on?
Elle posa ses mains sur les épaules de Pablo et l'embrassa sur le front.
: Je ne te reprocherai jamais de savoir saisir les occasions de joie qui se présentent, mon grand. Il n'est pas bon de goûter à la vie du bout des lèvres. Nous devons, au contraire, y mordre à pleines dents. Puis avoir assez de courage, de confiance aussi, pour avaler ensuite tout le gâteau, miel et fiel confondus!
Elle sourit et continua avec allant:
: Un chrétien doit être gai. Oui, sur mon salut, il le doit! N'a-t-il pas l'Espérance?
Le jeune garçon dévisagea sa mère.
Pablo: Tu sembles transformée. Que s'est-il donc passé, ce soir?
: Je ne sais trop... Une grâce, sans doute, vient de m'être accordée: celle qui aide à persévérer en dépit de tout!
Venue des tréfonds, une onde lumineuse se répandit sur les traits amaigris.
Pablo: Te voici éclairée du dedans comme par une lampe, maman. Il y a longtemps que je ne t'ai pas vu l'air aussi déterminé... et, en même temps, apaisé.
: Espérons que cette paix ne s'évanouira pas avec le jour béni qui m'a rendu ton père. Allons nous coucher à présent. Il est tard...
À suivre...
Le jeudi 7 janvier 1546, la deuxième session du concile de Trente se terminait. Durant cette séance, on évoqua l'interprétation des Écritures, le péché originel, la mère du Christ. Les décisions prises heurtèrent de front les croyances des protestants. Ceux qui ne les accepteraient pas recevront l'anathème. On avait également abordé "la justification par la foi" qui rendra le fossé infranchissable. Sur la réforme de l'Église, rien, sinon de vaines promesses.
Charles Quint était exaspéré. Allait-il de nouveau affronter Paul III, laisser faire un deuxième sac de Rome? Non. Pour diriger le concile, le meilleur moyen, selon lui, était de se rendre d'abord maître de l'Allemagne. Il convoqua la Diète à Ratisbonne où les luthériens et calvinistes le presseront de tenir ses engagements. L'Empereur attendait beaucoup du chanoine de la cathédrale de Naumburg, Julius von Pflug, pour ce Colloque si ce dernier voulait bien y apporter son concours. Toute sa vie, cet homme avait cherché à rapprocher les catholiques des protestants pour sauver l'unité religieuse de l'Allemagne.
Pfug écrivit donc au bailli de Ratisbonne pour lui demander de réserver des quartiers. De son côté, en quittant la Flandre après avoir tenu un chapitre de la Toison d'Or, l'Empereur promit encore une fois à sa sœur Marie de ne pas déclencher une guerre civile.
À Spire, il rencontra le Landgrave de Hesse et le comte palatin rallié depuis peu à la Réforme. Charles demanda que les protestants exposent leur point de vue au concile. Philippe de Hesse, n'ayant plus d'inquiétude au sujet de sa bigamie, se montra aussi intransigeant que les Pères Conciliaires. Il refusa net, les positions étant trop éloignées l'une de l'autre. Les princes protestants se considéraient d'ailleurs également indépendants du pape et de l'Empereur. Ils voulaient la confirmation pure et simple des libertés accordées deux années auparavant à titre provisoire. Le roi des Espagnes objecta:
C.Q: Ce serait renoncer à toute possibilité d'entente!
Une entente? Le Magnanime conseilla insolemment à Sa Majesté de lire et d'étudier les Évangiles. Sentant qu'à la Diète, même les anciennes promesses ne seront pas tenues, il n'y paraîtra pas. L'Empereur s'écria:
C.Q: Tout le monde veut des réformes, mais personne ne veut m'aider à en faire!
Cependant, il n'était pas découragé car il avait réussi un coup de maître. Le duc Guillaume de Bavière était depuis longtemps un adversaire dangereux parmi les catholique Allemands. L'Empereur donna en mariage à son fils Anne d'Autriche, naguère fiancée au duc d'Orléans. Il lui laissa espérer l'électorat qu'il enlèvera au Palatin si ce dernier persiste dans l'hérésie. Voilà les Habsbourg et les Wittelsbach réconciliés pour un siècle, mais cela devait rester secret.
La chape de glace.
Tandis que Charles Quint usait de subtiles manœuvres politiques, Pablo, son petit-fils, tira derrière lui la porte des chais qui claqua. Le bruit effraya la poule qui picorait les quelques grains trouvés sur un tonneau.
Le jeune garçon traversa, en se hâtant vers la maison, la cour balayée par un rude vent du nord.
Le froid durait depuis l'Avent et le premier mois de cette nouvelle année allait s'achever sans que le gel cédât.
Enveloppé dans un manteau d'épais drap de laine fourré de peaux de taupes, Pablo retenait les plis lourds de la cape paternelle contre lui, d'une main crispée. De l'autre, il serrait l'anse d'un petit panier de provision.
Il grimpa en courant les degrés conduisant à la logette si accueillante à la belle saison, et qui précédait la salle. En cette journée d'hiver, personne ne se trouvait sous l'auvent de tuiles. Seule la bise glacée l'occupait en sifflant.
Dans la pièce où il pénétra, la chaleur, qui rayonnait de la cheminée circulaire jusqu'à la tenture calfeutrant la porte, s'alourdissait d'une buée assez dense.
D'épaisses volutes s'élevaient d'un chaudron de cuivre accroché à la crémaillère, au-dessus du feu vif. Un liquide rutilant y bouillonnait.
Debout au milieu des vapeurs dégagées par la décoction des racines de garance, le dos courbé, Isabella teignait en rouge des pantalons neufs pour ses garçons et tournait avec application, à l'aide d'un long bâton, la teinture violemment colorée.
En entendant entrer son fils, elle se retourna. Sur les traits creusés de tourments, lustrés de sueur, Pablo retrouva l'expression d'anxieuse interrogation qu'il avait l'habitude d'y déchiffrer à chacun de ses retours de la cave.
La souffrance inexprimée contenue dans les yeux cernés de bistre le poignait chaque fois autant. Qu'attendait sa mère? Quel message guettait-elle de la part de l'unique témoin admis dans l'antre du marin?
Le jeune garçon, posa le panier à terre, quitta sa chape et l'accrocha près de la porte, à la barre de bois munie de têtes de béliers sculptées sur lesquelles on posait les vêtements.
Le regard d'Isabella se fixa sur le tissu rouge et bleu qu'il tenait toujours à la main.
Carmina sortit de la cuisine, suivie par Paloma. La petite fille suçait une pâte d'amandes d'un air gourmand. La servante portait Javier pour lequel elle avait une prédilection parce qu'il ressemblait de plus en plus à Marco qu'elle avait beaucoup aimé.
En voyant sa maîtresse qui tournait toujours le linge, afin de l'aider à prendre une coloration uniforme, Carmina se décida à poser l'enfant dans son berceau. D'un air de commisération bougonne, elle dit:
Carmina: Vous voilà en nage. Par ma tête, vous allez prendre mal. Laissez-moi donc touiller à votre place. Je n'ai rien de bien pressé à faire à présent.
L'aventurière lui tendit le bâton enduit de garance jusqu'à mi-hauteur, puis se dirigea vers son fils. Tout en s'essuyant le visage avec le devantier de toile qui protégeait son corset des éclaboussures, elle demanda:
: Ton père t'a-t-il dit quelque chose aujourd'hui?
Pablo secoua tristement le front.
Pablo: Non, maman...
Isabella rabattait sur ses avant-bras les manches de sa chemise blanche qu'elle avait roulées. D'une voix tremblante, elle murmura:
: Pourquoi, Seigneur, pourquoi ne puis-je aller lui tenir compagnie?
Depuis le duel, deux mois s'étaient écoulés. Après avoir obligé son gendre à retourner vivre auprès des siens pour échapper à la prison, Charles Quint avait, en sus, appliqué la pénitence prévue par l'Élise pour avoir tué un garde. À savoir: sept ans de jeûne au pain et à l'eau durant les trois carêmes (avant Pâques, avant la Saint-Jean Baptiste et pendant l'Avent), plus les mercredi, vendredi et samedi de chaque semaine. L'obligation de continence était imposée durant ces mêmes jours.
Mais le Catalan s'était, de son propre chef, contraint à une bien plus sévère discipline suite à la discussion avec sa femme, sous l'auvent de la logette. Une quinzaine de jours après avoir regagner l'hacienda, il avait demandé à Estéban d'avertir les siens du vœu de silence et de solitude qu'il s'était engagé vis-à-vis de Dieu à observer durant ces sept années de mortification.
Il logerait dorénavant dans l'un des celliers, seul, sur un lit de toile, et n'ouvrirait la bouche que pour les nécessités du travail qu'il comptait reprendre.
En dehors de ces échanges indispensables, il n'adresserait la parole à personne et vivrait comme un reclus.
C'était rejeter Isabella et ses enfants.
L'unique personne admise à pénétrer dans le local qu'il ne quittait jamais avait été Pablo. Celui-ci portait à son père nourriture, bois, vêtements, remèdes et tous objets dont il avait besoin. Le capitaine le remerciait d'un geste ou l'embrassait parfois sur le front.
Par cette existence ascétique, Mendoza entendait-il racheter ses fautes, expier ses responsabilités dans l'affreuse fin de son amie Francesca, ou bien se consacrer jalousement à des souvenirs qu'il n'accordait à quiconque le droit de venir troubler?
Isabella ne cessait de se le demander. Tout en vaquant à son labeur quotidien, elle ne pouvait s'empêcher d'y songer et suppliait le Seigneur de l'éclairer sur les motifs d'un comportement qui lui importait plus que tout.
La joie de retrouver son domaine après un mois d'emprisonnement était loin, à présent! Le retour de Juan n'avait apporté que recrudescence de peine et d'amertume. Si l'épouse délaissée avait cru, jadis, pouvoir intervenir, poser ses conditions à une éventuelle reprise de vie commune avec son mari, elle s'était lourdement trompée! Elle n'avait rien eu à dire contrairement à ce qu'avait décidé son père. Les événements avaient entraîné un état de fait qu'il n'était donné ni à elle ni à nul autre de modifier...
Carmina: Dieu me pardonne, señora, vous auriez aussi bien fait, dans votre jeune temps, d'épouser votre promis plutôt que le capitaine Mendoza!
C'est ce que lui avait dit alors sa servante dont la tranquille affection et le bon sens s'étaient révélés fort précieux depuis la réinstallation à l'hacienda.
Carmina: Avec un brave garçon comme le meunier, vous n'auriez pas connu tant de vicissitude!
L'aventurière lui avait rétorqué:
: J'aimais Juan, Carmina, et, sur mon âme, je l'aime toujours. À ce qu'il faut croire, l'amour, chez moi, est indéracinable!
Si la vieille femme faisait tout ce qui était en son pouvoir pour porter secours au ménage brisé, son mari Luis, lui, ne se manifestait que rarement.
Déçu de ne pas être encore grand-père, le jardinier se consolait en chassant quand il ne pouvait s'occuper du jardin.
À la suite du señor De Rodas, ou seulement en compagnie de quelques compères, il parcourait plaine et sous-bois sans désemparer. On l'entendait sonner de la trompe en amont puis en aval du Llobregat...
Son épouse en reconnaissait le son entre tous...
La porte s'ouvrit à nouveau et l'élu entra, suivi du naacal.
: La nuit tombe. On ne peut plus tailler les ceps. J'ai renvoyé Diego et les apprentis chacun chez soi.
C'était Estéban qui, depuis plus de quatorze mois maintenant, dirigeait l'équipe. C'était lui qui sélectionnait les meilleurs vins et les proposait aux acheteurs professionnels tels que les négociants ou les taverniers. C'était encore lui qui se déplaçait pour aller les livrer.
Son beau-père se contentait de jouer les cavistes en déplaçant et en gérant la futaille. Mais surtout, Mendoza se consacrait aux différentes opérations nécessaires à la production du vin en cave. Estéban et lui ne se voyaient ni ne se parlaient jamais.
Machinalement, Isabella annonça:
: Le souper ne va pas tarder à être prêt. Nous en avons presque terminé avec la teinture des pantalons, Estéban.
Un candélabre de fer à trois branches à la main, Jesabel entra à son tour dans la salle que le feu seul éclairait. Avec elle, une clarté plus vive pénétra dans la pièce. Elle déposa le chandelier sur un coffre, fit un sourire à Tao et retourna en cuisine.
Le Morisque vit que l'aventurière tenait à la main la cape de Mendoza.
: Cesse donc de te faire du mal, Isabella! À quoi bon pleurer sur ce qui est sans remède?
: Chaque fois que je la vois, le cœur me fend. Je ne peux la toucher sans frémir...
D'un geste furieux, l'époux de Jesabel arracha l'étoffe des mains de la jeune femme pour la jeter avec rage loin de lui. Paloma qui jouait avec son petit frère dans un coin se mit à crier. D'une voix vibrante, Tao s'énerva:
: Je t'ai connue plus courageuse. Tu as su faire face à l'abandon, ne peux-tu accepter un châtiment qui frappe le responsable de tous tes maux?
Les cris firent sortir Elena de la chambre où elle s'appliquait à recopier un livre d'heures en compagnie de Joaquim. En ce mois de janvier privé de joie, elle cheminait doucement vers ses quatorze ans.
Elle entra, inspecta d'un coup d'œil la salle et ses occupants, puis se dirigea tranquillement vers la cape échouée contre un des coffres de chêne luisant. Elle la ramassa, la considéra un instant, puis sans rien dire l'emporta à la cuisine. Observant sa sœur, Pablo fit:
Pablo: Elena a raison! Il n'y a rien là d'autre qu'un bout de tissu ayant besoin d'être repassé.
En silence, Isabella et Carmina sortaient les braies teintes du bain de garance. Pour ne pas se brûler, elles utilisaient de longues pinces de fer à l'aide desquelles elles saisissaient les pièces d'étoffe colorées avant de les déposer, en attendant qu'elles refroidissent, dans un baquet de bois. Il ne resterait qu'à les rincer à l'eau claire et à les étendre au grenier pour les faire sécher.
Javier commençait à s'agiter dans sa berce. Il devait avoir faim et allait bientôt rejoindre son frère de lait, Agustín. Comme l'aventurière se dirigeait vers lui pour le conduire chez Zia, Pablo glissa à sa mère:
Pablo: Après le souper, je te demanderai l'autorisation de monter au château. Modesto et deux de ses amis musiciens vont y jouer de la flûte pendant la veillée.
Les sourcils froncés, Isabella se retourna vers son fils. La lumière des chandelles éclairait le visage si pur. Le refus, prêt à jaillir, s'en trouva différé.
Pablo avait huit ans depuis l'automne. Pouvait-on le priver bien longtemps des pauvres et rares joies qu'il connaîtrait jamais?
Depuis l'été dernier, le petit garçon avait organisé le soir, tantôt chez lui, tantôt chez les uns ou les autres, des réunions fréquentes. On y contait des histoires, on y récitait des chansons de geste, on y jouait de quelque instrument de musique. Parfois, on y dansait.
C'était, bien entendu, les soirées de Barcelone chez Miguel qui lui en avaient donné l'idée. Au lieu de se réunir seulement pour bavarder, boire du vin herbé, manger des gâteaux comme auparavant, il avait décidé qu'il fallait mettre à profit ces moments de loisir pour amener les habitants de la vallée qui le voudraient bien à s'intéresser à autre chose qu'à leurs minces affaires quotidiennes.
Son initiative n'avait pas été mal accueillie par les marchands et les artisans des alentours; non plus que par quelques laboureurs à l'aise qui étaient fiers de voir leurs rejetons fréquenter les gens de l'hacienda que protégeait le roi.
La comtesse, de son côté, n'était pas mécontente d'assister, sur ses terres, au développement de certaines coutumes citadines. Tout ce qui venait de la cour comtale et reflétait tant soit peu les goûts de Blanca Pimentel était prisé au plus haut point dans son entourage. Aussi ouvrait-elle volontiers, quand le vice-roi y consentait, la salle de son donjon aux jeunes gens que réunissait, autour de ses propres enfants et de leurs familiers, l'amour de la musique et du divertissement.
Les malheureux événements du mois de novembre avaient, un temps, interrompu ces habitudes. Le moment était sans doute venu de les reprendre.
Pour se donner le temps d'aviser, Isabella répondit:
: Tu ne peux pas te rendre seul au château et je doute que ta sœur consente à t'y accompagner.
Cette dernière revenait de la cuisine:
Elena: Par Dieu! Je n'ai pas le cœur à rire. Je ne comprends même pas...
Pablo frappa ses mains l'une contre l'autre et s'écria avec vivacité:
Pablo: Eh bien, je n'ai pas, moi, les mêmes raisons que toi de me priver des seules distractions qui me sont octroyées! À chacun ses épreuves!
Elena ouvrit la bouche pour répondre, mais elle se ravisa et sortit de la salle en claquant la porte.
: Au nom du ciel, mes enfants, ne vous faites pas de mal les uns les autres! Nous avons assez de soucis sans que vous alliez encore vous quereller!
Pablo: Ne te tourmente pas pour nous, maman. Elena et moi, nous nous aimons bien. Tu le sais...
Il posa un baiser léger sur la joue qui conservait encore un peu de la chaleur des flammes auxquelles Isabella avait été exposée et sourit.
Pablo: Laisse-moi aller à cette veillée, je t'en conjure. J'ai besoin de me divertir... Tout est si triste, ici, depuis des mois!
Isabella soupira.
Paloma se cramponnait à son pantalon et tirait sur son corset pour qu'elle s'occupât du petit frère qui pleurait. L'aventurière se baissa, prit Javier dans ses bras et se redressa en le serrant contre elle.
: Sur mon âme, mon grand, je ne te blâme pas de vouloir échapper un moment aux ombres qui assombrissent cette maison. Mais je ne peux te laisser partir seul en pleine nuit.
Pablo: Modesto et Matéo m'escorteront. Ils ne demandent que ça!
Il était vrai que les deux apprentis se disputaient le privilège de tenir compagnie à Pablo. Si les autres garçons du pays semblaient fuir les occasions d'approcher l'enfant au tempérament de feu, ces deux-là, du moins, lui demeuraient fidèles.
À bout d'arguments, la señora Mendoza murmura:
: Eh bien! Fais donc à ta guise, mon fils. Et que Dieu te garde!
Entre la femme de nouveau esseulée et le garçon qui demeurait l'unique et fragile lien capable de rapprocher, peut-être un jour, les époux désunis, une connivence d'une qualité très subtile avait renforcé l'entente retrouvée.
Pablo: Ce soir, nous serons nombreux à la veillée. Enrique et Chabeli seront des nôtres en plus des commensaux de la comtesse.
: Julio et Marbella peuvent se féliciter de leurs enfants adoptifs. En les prenant sous leur toit, ils se sont montrés bien inspirés.
Depuis le retour de la famille du capitaine à l'hacienda, le meunier et les siens n'avaient cessé de témoigner à ceux qui se réinstallaient la plus attentive amitié. Toujours prêts à leur venir en aide, ils avaient contribué pour beaucoup à la reprise d'une existence dont les débuts étaient difficiles. Des rapports incessants s'étaient institués entre le moulin et la bodega.
Chabeli, qui avait le même âge que Pablo, s'était tout de suite signalée par son désir de nouer amitié avec lui.
Avant le départ pour Barcelone, les deux enfants ne se voyaient que fort peu. Blessé par la moindre marque d'attention, Pablo ne se prêtait en rien aux tentatives de rapprochement tentées par cette fillette pleine de gaieté et d'allant qu'était Chabeli.
Le séjour chez son oncle Miguel, la réconciliation avec sa mère, et l'âge aussi, avaient apprivoisé, adouci, l'enfant en révolte contre le sort douloureux qui lui était échu.
La fille adoptive du meunier avait enfin pu lui témoigner une affection qui ne demandait qu'à se manifester. La personnalité singulière du frère d'Elena, son intelligence, ce qu'il y avait de cruel dans sa destinée exerçaient en effet sur ceux qui l'approchaient attirance ou répulsion, mais n'en laissaient presque aucun indifférent. Belle, saine, enthousiaste, généreuse de nature, Chabeli éprouvait pour Pablo un sentiment où il entrait à la fois de la fascination et un profond désir de porter remède à tant d'infortune.
Isabella se félicitait d'une amitié qui offrait à son fils aîné l'occasion de s'attacher à quelqu'un de son âge. Le frère de Chabeli, Enrique, n'avait qu'un peu plus de quatorze ans, grandissait comme un baliveau et faisait preuve envers ceux de l'hacienda d'une bonne volonté maladroite qu'on jugeait tour à tour touchante ou exaspérante selon les moments.
Ce soir-là, contrairement à ce qu'avait prévu Pablo, Chabeli et Enrique passèrent le prendre ainsi que Matéo, Diego, Modesto et sa sœur Consuelo avant de monter au château. Mais ils n'étaient pas seuls. Julio les accompagnait.
Julio: Le froid est vif, et j'ai craint que cette jeunesse ne prît du mal dehors par un temps pareil. J'ai donc fait atteler la charrette. Je vais conduire tout ce monde là-haut, à l'abri de la bâche et des couvertures de laine.
: Je vous remercie, mon ami, car je m'inquiétais de savoir ces enfants cheminant sans protection par ce soir de gel. Les loups sont affamés, ces temps-ci. On les entend hurler chaque nuit.
Le meunier approuva et termina rondement:
Julio: Je le fais autant pour les miens que pour les vôtres. Vous n'avez pas à m'en remercier. Je vous ramènerai Pablo et ses compagnons sains et saufs après la veillée.
: Vous y assistez donc?
Julio: Sans doute! Le vice-roi m'honore lui aussi de sa protection. Il ne déteste pas me compter parmi ses invités... Par Saint-Martin, patron des meuniers, la considération d'un haut et puissant seigneur est toujours bonne à prendre! Allons, partons! Ne vous inquiétez pas, mon amie, vous nous verrez revenir avant le couvre-feu.
Quand le bruit de la charrette se fut éloigné, Isabella se dirigea vers la cheminée. Elena et Joaquim faisaient griller des châtaignes sur les braises, devant le foyer, près de Carmina et de Jesabel qui filaient la quenouille au coin du feu. Le petit mélomane, dont les doigts étaient noircis et la figure barbouillée de suie, demanda à sa mère:
Joaquim: Pourrons-nous boire du cidre nouveau? C'est ce que je préfère avec les marrons.
En se levant, le jardinier annonça:
Luis: Je vais aller en quérir un pichet à la cave. J'en boirai bien un coup, moi aussi...
Tao et lui confectionnaient des filets en cordes de chanvre. Ils s'en serviraient le lendemain matin pour dresser des embuches dans les haies et les taillis avoisinants. La chance aidant, ils y prendraient peut-être quelque gibier qui se transformerait en rôt pour le souper. La forêt proche et les prés regorgeaient de bêtes noires ou rousses.
Deux chiens courants, tachetés de feu et de blanc, dormaient au pied du naacal. Il les avait dressé pour la chasse au cerf, au chevreuil, au renard ou au lièvre, suivant les occasions. Ils descendaient de Moreno, la chienne noire de Miguel qui avait eu de nombreuses portées avec les mâles du coin et dont ceux-là étaient issus.
Reprenant sa place devant la cheminée, sur la banquette garnie de coussins, Isabella songea:
: Comme tout est calme... En nous voyant ainsi rassemblés autour de l'âtre, qui pourrait croire qu'une tornade a dévasté nos vies?
Elle soupira et se remit à son ouvrage. Entre deux étoffes de laine verte, elle cousait des peaux d'écureuils pour confectionner un pelisson bien chaud. Paloma le porterait sous son bliaud comme gilet protecteur contre le froid. Durant l'hiver, tout le monde se matelassait ainsi la poitrine et le ventre.
: Dieu Seigneur, je Vous donnerais dix ans de ma vie pour que Vous m'accordiez en échange le moyen de pénétrer dans l'antre de Juan. Que fait-il durant ces longues soirées solitaires? À quoi occupe-t-il son temps? À qui pense-t-il? Le savoir si proche et, pourtant, aussi éloigné de moi que lorsqu'il était à Gérone me tord le cœur. Mon chéri, pourquoi t'être imposé une pénitence qui me châtie autant que toi? N'as-tu donc point songé à moi le moins du monde? Ne reste-t-il dans ta mémoire aucun souvenir des temps heureux où nous étions tout l'un pour l'autre? As-tu complètement oublié notre passé?
Elle avait pris l'habitude de ces litanies qui ponctuaient ses travaux, ses prières, ses veilles, ses songes. La présence voisine mais interdite de celui dont rien n'était parvenu à la détacher l'obsédait. Elle paraissait s'occuper, comme autrefois, de ses enfants, de la maison, du domaine, mais, en réalité, elle agissait par habitude. Son esprit était ailleurs, au seuil de la cave où se terrait l'homme aimé dont le destin la déchirait et qu'elle ne cessait d'imaginer, de visiter en pensée, de secourir.
Si la fin sans merci de cette Francesca, sa sépulture hâtive hors de la terre bénie, la brièveté de son existence ne pouvaient que lui faire pitié, Isabella se devait pourtant d'admettre en son for antérieur, avec lucidité et confusion, que cette mort lui était soulagement.
Dans quelle abîme d'horreur, de remords avait-elle dû, en revanche, plonger l'homme marié dépossédé et, en partie responsable de cet abominable gâchis? Son amie pendue n'était-elle pas damnée, damnée par sa faute?
Quels sentiments, quel repentir, quelle contrition pouvaient bien occuper les insomnies, les méditations sans complaisance de l'ermite qu'était devenu l'époux accusé d'adultère?
Privé de celle qui l'avait ensorcelé, affolé, peut-être conduit au péché, passait-il son temps à la pleurer, à se reprocher de l'avoir amenée à sa perte, ou bien ressassait-il des souvenirs que sa conscience déplorait?
Que regrettait-il le plus: d'avoir si gravement fauté avec elle, ou de ne plus pouvoir le faire? Or, était-ce vraiment le cas? Juan lui avait certifié qu'il ne s'était rien passé mais pouvait-elle lui faire confiance à ce sujet?
Vers laquelle des deux femmes allait à présent son cœur? La morte ou la délaissée?
Isabella inclinait son front barré de deux rides soucieuses sur le pelage lustré de l'écureuil dont l'odeur rousse l'enveloppait. Poussant son aiguille avec acharnement, elle se répétait:
: Une fois ce deuil accepté, sa douleur moins dévorante, il se souviendra de nos amours. Dieu juste! Il n'est pas possible que treize années de vie tendrement commune, sensuellement conjointe, ne finissent par l'emporter sur quelques mois d'éventuelle démence!
Fin novembre, quand elle avait entendu les ragots annonçant la présence, deux mois auparavant, du "couple" à la verrerie de l'étang et qui avaient confirmé les dires de son père, elle avait, d'abord, été suffoquée d'indignation. Quoi? Juan était revenu avec une femme s'installer à quelques lieues du toit familial? La plus élémentaire des pudeurs ne l'avait-elle pas retenu? Une telle provocation lui avait paru intolérable à cet instant. Mais lorsqu'elle avait su à quel prix la jeune Francesca avait payé son forfait, elle avait pleuré et s'était tue.
Dans le cœur de l'aventurière, l'amour avait, sans trop de peine, surmonté la rancune. Nulle pitié, cependant, pour l'homme qui était revenu. Elle l'aimait trop pour jamais rien éprouver de semblable à son endroit. Mais un espoir renaissant, silencieux, têtu s'était insinué en elle, depuis que, de nouveau, le capitaine logeait chez lui, chez eux, à deux pas d'elle...
Si seulement il lui était permis d'approcher Juan, de renouer les fils cassés de la trame de leurs jours, elle saurait bien consoler et reprendre ce mari que les ruses de l'Adversaire avait fourvoyé dans les ronces du péché...
Repus de châtaignes et de cidre, les enfants étaient allés se coucher, emmenés par les servantes. Une fois leurs filets achevés, Tao , ses chiens sur les talons, et Luis se retirèrent à leur tour. S'adressant au naacal, Isabella fit:
: J'attendrai Pablo en cousant. Plus tôt j'aurai fini ce pelisson, mieux ce sera.
Restée seule, elle reprit le cours de ses pensées. Lèvres serrées, profil penché sur son ouvrage, elle offrait à la lueur mouvante du feu et des trois chandelles l'image même de la ténacité, de la volonté sans faille qui l'habitaient.
Cet homme qu'on lui avait pris, c'était le sien. Elle saurait le reconquérir. Au plus profond de son être, l'amour vivant, le respect de son état d'épouse, la certitude inébranlable des pouvoirs attachés au sacrement qui les liait l'un à l'autre étaient aussi solidement enracinés qu'un enfant à naître. L'aventurière était décidée à tout tenter pour retrouver un compagnon qui demeurait à ses yeux le seul désirable. La punition qu'il s'était lui-même infligée lui interdisait dorénavant toute nouvelle équipée. Cela offrait à Isabella la possibilité de redevenir la seule femme, l'unique intermédiaire entre l'amour et lui.
Si son cœur à elle saignait en évoquant son beau Catalan privé d'une grande partie de ses souvenirs, sa lucidité lui répétait qu'elle saurait l'aider à surmonter cette nouvelle épreuve, à condition qu'il acceptât de s'en remettre à elle. Leur réunion deviendrait la seconde victoire d'un attachement qui défiait l'adversité!
Comme Julio l'avait promis, Pablo fut de retour avant le couvre-feu. Devant les braises amoncelés, Isabella cousait toujours, avec opiniâtreté. Les yeux qu'elle leva vers son fils étaient fixes, ardents.
: Te voici donc, Pablo. Je n'ai pas vu le temps passé.
Pablo: Moi non plus, Dieu merci! La veillée était si gaie! Nous avons chanté, fait de la musique, joué à la main chaude...
Il retira sa chape et vint embrasser sa mère.
Pablo: Tu ne m'en veux pas de te l'avouer?
Isabella plia le vêtement de fourrure, le rangea à côté d'elle dans un panier et se leva.
: Si on ne se divertissait pas à ton âge, quand le ferait-on?
Elle posa ses mains sur les épaules de Pablo et l'embrassa sur le front.
: Je ne te reprocherai jamais de savoir saisir les occasions de joie qui se présentent, mon grand. Il n'est pas bon de goûter à la vie du bout des lèvres. Nous devons, au contraire, y mordre à pleines dents. Puis avoir assez de courage, de confiance aussi, pour avaler ensuite tout le gâteau, miel et fiel confondus!
Elle sourit et continua avec allant:
: Un chrétien doit être gai. Oui, sur mon salut, il le doit! N'a-t-il pas l'Espérance?
Le jeune garçon dévisagea sa mère.
Pablo: Tu sembles transformée. Que s'est-il donc passé, ce soir?
: Je ne sais trop... Une grâce, sans doute, vient de m'être accordée: celle qui aide à persévérer en dépit de tout!
Venue des tréfonds, une onde lumineuse se répandit sur les traits amaigris.
Pablo: Te voici éclairée du dedans comme par une lampe, maman. Il y a longtemps que je ne t'ai pas vu l'air aussi déterminé... et, en même temps, apaisé.
: Espérons que cette paix ne s'évanouira pas avec le jour béni qui m'a rendu ton père. Allons nous coucher à présent. Il est tard...
À suivre...