Et c'est parti pour la cinquième partie ! Celle-ci était la plus ardue (car la plus importante) et vous pouvez remercier
TEEGER59 parce que j'avais prévu de couper cette partie à un endroit beaucoup moins sympa pour vous !
Vous avez droit à des points bonus si vous trouvez les différentes références que j'ai casées çà et là !
De Fureur et de Larmes (partie 5...et c'est l'avant-dernière. Si tout va bien, il ne restera plus que l'épilogue ! Enfin, normalement ! Mais le plus gros du travail est fait.)
Précédemment:
Les deux hommes se scrutèrent, immobiles. Tout autour d’eux, le monde semblait s’être arrêté. Un long moment de silence s’écoula dans une tension à couper au couteau. Enfin, à la stupéfaction de tous, le tavernier partit d’un grand éclat de rire avant d’ouvrir ses bras et de donner une puissante accolade au capitaine Espagnol, à grands coups de tapes dans le dos.
— Ça par exemple ! Que je sois envoyé par le fond si je me trompe ! Mendoza !
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Les amis du capitaine, aussi abasourdis que tous les habitués de l’établissement, ne savaient trop quoi penser de la scène pour le moins surprenante qui se déroulait sous leurs yeux. Mendoza se mit lui aussi à rire et rendit avec tout autant de ferveur son étreinte amicale au propriétaire de
La Caraque Échouée. Tous deux finirent par s’écarter pour se tenir mutuellement par les épaules, leurs visages éclairés par une complicité apparente et de larges sourires.
— Par les vents de Neptune ! s’exclama l’Espagnol. Tu n’as pas changé, vieux forban !
— Oh, quelques rides en plus, mais que veux-tu ? On ne se refait pas ! Toi, par-contre, tu sembles avoir pris du galon…Tu es passé capitaine ?
— Cela fait déjà un certain nombre d’années.
— Eh bien, félicitations ! Je t’avoue que je ne pensais pas te revoir un jour, mais cela me fait sacrément plaisir !
Le dénommé Antonio entraîna Mendoza vers ses nombreux clients. Hormis quelques bruyantes éructations causées par l’alcool qu’ils ingurgitaient jusqu’à plus soif, ces derniers étaient restés parfaitement cois et attendaient de voir comment les choses allaient évoluer.
— Mes amis, laissez-moi vous présenter une vieille connaissance : le capitaine Juan-Carlos Mendoza. Rien de moins que mon meilleur ennemi ! Un homme d’honneur, et sans qui cette taverne n’existerait pas. Buvez donc à sa santé : tournée générale, offerte par la maison !
Aussitôt, un tonnerre d’applaudissements et de cris joyeux emplit l’assemblée jusqu’à en faire trembler les murs de la taverne. Plusieurs tonneaux furent ouverts. Autant que la cervoise et le rhum dans les innombrables chopes, l’allégresse se répandit dans les cœurs. Dès lors, personne ne prêta plus aucune attention aux sept étrangers. Isabella eut immédiatement le sentiment que c’était là précisément ce qu’avait voulu le propriétaire des lieux.
— Son « meilleur ennemi » ? chuchota Tao. Qu’est-ce ça veut dire ? Vous y comprenez quelque chose, vous ?
En guise de réponse, Esteban et Zia se contentèrent de hausser les épaules. Sancho et Pedro eux-mêmes ne semblaient pas en savoir davantage. Alors que Mendoza et le tavernier revenaient vers le comptoir, tous tentèrent de dissimuler au mieux leur curiosité grandissante. Une fois les présentations faites, le Français fut le premier à prendre la parole.
— Je vous prie de m’excuser pour la médiocrité de l’accueil que vous avez reçu tantôt. Ces murs n’ont certes pas l’habitude d’abriter des visages inconnus.
— Rassurez-vous, répliqua Isabella en apposant ses mains sur ses hanches, je n’ai moi-même pas coutume de fréquenter ce genre de tripot douteux.
L’acerbe remarque n’eut pas l’effet escompté. Au lieu de faire mouche, elle fit naître un sourire appréciatif sur les lèvres de son interlocuteur, qui effectua une légère courbette pour montrer son approbation.
— Merci du compliment.
— Ce n’en était pas un.
— Ah, mais pour moi, si. Voyez-vous, ma chère, je m’applique consciencieusement, et ce depuis de nombreuses années, à ne recevoir ici que les malfrats de bas-étage dont personne d’autre ne veut. Cela me garantit une clientèle des plus fidèles, bien que peu recommandable aux yeux du premier venu, et me donne accès à des informations officieuses de premier choix.
— Excusez-moi, demanda poliment Zia avant que l’aventurière ne puisse formuler une nouvelle réponse, mais qui êtes-vous, exactement ?
— Voilà une question fort avisée, jeune fille. Je me nomme Antoine Cordier, et je possède cette taverne depuis plus de dix ans.
— Antoine ? Pourquoi Mendoza vous-a-t-il appelé Antonio, alors ? demanda Esteban.
À ces mots, le Français chercha instantanément le regard du capitaine Espagnol. D’un mouvement de tête pratiquement imperceptible, les sourcils froncés, ce dernier lui indiqua de ne pas répondre à la question qui venait de lui être posée. Le tavernier acquiesça, puis posa la main sur l’épaule d’Esteban.
— C’est une histoire aussi vieille que longue, p’tit gars, et ce n’est pas à moi de vous la raconter. Si vous me disiez plutôt ce que vous êtes venus faire dans cette fichue ville, hmm ? Allons dans mon bureau, nous y serons plus à l’aise.
— Hein ? Mais –
— Inutile, Esteban, l’interrompit Isabella. Il ne dira rien.
Les sept compagnons de voyage se frayèrent donc un passage à la suite du tavernier, en prenant garde à ne pas bousculer les clients de
La Caraque Échouée qui beuglaient à tue-tête diverses rengaines paillardes tout en brandissant leurs chopes remplies au-dessus de leurs têtes. Un homme visiblement saoul s’approcha en titubant de Laguerra, qui fermait la marche, puis la saisit par l’épaule avant de murmurer quelques mots à son oreille. Outrée, une grimace de colère et de dégoût sur le visage, la jeune femme arma son bras et envoya prestement l’imbriaque individu rouler au sol, complètement sonné. Les quelques convives rassemblés autour d’eux, une fois l’effet de surprise passé, se mirent à hurler de rire.
— Non mais je rêve ! marmonna Isabella pour elle-même, alors que les regards de ses amis s’étaient tournés vers elle, sans compter celui d’Antoine Cordier, qui avait haussé un sourcil en guise d’interrogation.
— Qu’a fait cet homme pour mériter pareil traitement, señorita ?
Avant de répondre, elle enjamba le corps inerte de l’ivrogne en prenant grand soin de ne pas le toucher - pas même du bout de sa botte - puis rejoignit Mendoza et le tavernier, quelques mètres plus loin.
— Hormis le fait que son haleine soit tout bonnement irrespirable à plusieurs lieues à la ronde, vous voulez dire ? Ce sac à vin m’a demandé combien il devait me payer pour passer la nuit avec moi !
Si les enfants prirent un air effaré, le capitaine et ses seconds ne purent réprimer un discret sourire. Quant au Français, il eut au moins le bon goût de se masser la nuque d’un air légèrement embarrassé.
— Vous m’en voyez navré. Il est vrai, concéda-t-il en désignant du menton un homme et une femme occupés à monter les marches de l’escalier menant à l’étage de
La Caraque Échouée, que mon établissement offre différents types de…consommations.
Une moue de dédain passa furtivement sur le visage de l’aventurière.
— Pourquoi cela ne me surprend-t-il pas ?
— À la décharge de ce pauvre bougre, il faut avouer que vous feriez sans aucun doute une superbe -
— Si vous osez finir cette phrase, que Dieu m’en soit témoin, siffla-t-elle entre ses dents, vous ferez rapidement connaissance avec mon épée !
— Elle en est capable, Antonio, l’avertit Mendoza en prenant la main de sa compagne, plus amusé qu’autre chose.
— Quel tempérament ! fit remarquer le tavernier en riant avant d’adresser un clin d’œil connivent au capitaine. Je comprends pourquoi elle te plaît !
— Tu as parlé d’aller dans ton bureau, rappela l’Espagnol, avant que la conversation ne continue à dévier plus avant sur un terrain dont il ne souhaitait pas discuter.
— Oui, bien sûr, tu as raison. Suivez-moi.
Ils pénétrèrent bientôt dans la pièce annoncée. Celle-ci était étonnamment spacieuse, et bien plus confortable que l’aspect extérieur de la taverne aurait pu le laisser supposer. En complément des deux lustres de bois suspendus aux poutres du plafond et dont les cierges avaient été récemment remplacés, un feu vif rugissait dans l’âtre et baignait la salle d’une douce lumière tamisée, chaleureuse et réconfortante. Au-dessus du manteau de la cheminée, un espadon empaillé d’une taille surprenante paraissait surveiller la salle du regard. Les murs étaient lourdement chargés d’objets en tous genres. Sur l’un d’entre eux, une impressionnante tapisserie présentait diverses scènes de guerre navale. Sur un autre avait été accrochée une éloquente collection de sabres d’abordage, coutelas et pistolets croisés, dont deux à crosse d’ivoire, et tous parfaitement entretenus. Au centre du bureau d’Antoine Cordier trônait une grande table sombre en bois verni, parsemée de divers rouleaux de papier, cartes et instruments de navigation. Tout semblait indiquer que le Français avait roulé sa bosse sur les différentes mers du globe, et disposait d’une fortune considérable.
Esteban se dirigea vers l’unique fenêtre dont disposait la pièce et jeta un bref coup d’œil à l’extérieur de celle-ci : dehors, il s’était remis à pleuvoir. Les gouttes de pluie venues s’écraser sur les carreaux dessinaient des lignes mouvantes qu’il aurait pu contempler de longues heures durant – il en avait pris l’habitude au monastère du père Rodriguez, à Barcelone. Il n’en eut cependant pas le loisir, car Antoine les invita à prendre place autour de sa table, après qu’il l’eut quelque peu débarrassée. Machinalement, les trois enfants s’assirent côte à côte. Sancho et Pedro se mirent à leur gauche, Mendoza et Isabella à leur droite, laissant vacant le siège situé en bout de table, puisqu’il revenait de droit au propriétaire des lieux. Ce dernier se planta devant eux en frappant dans ses mains, visiblement satisfait.
— Bien ! Avant que vous ne m’expliquiez les raisons de votre présence, permettez que je vous fasse servir un repas. Vous devez être affamés.
Sans se soucier des règles de bienséance, les seconds du capitaine bondirent presque de leurs sièges en répondant par l’affirmative, plus que ravis à l’idée de pouvoir enfin remplir leurs estomacs. Le tavernier les observa un instant, surpris, puis se retourna vers ses autres hôtes. Isabella leva les yeux au ciel, les enfants secouèrent la tête en souriant, et Mendoza, quelque peu désabusé, soupira avec bienveillance. Antoine Cordier, la mine réjouie, pria ses invités de l’excuser un instant avant de se diriger vers une petite porte située à l’angle de la pièce et de s’y engouffrer. Lorsqu’il en revint, il était accompagné d’une femme et d’un jeune garçon. Tous trois avaient les bras chargés d’assiettes pleines qu’ils déposèrent sur la table, laissant le fumet appétissant qui s’en dégageait venir chatouiller les narines des sept convives. La femme, âgée d’une bonne trentaine d’années, avait elle aussi de longs cheveux bruns, noués en une tresse complexe qui retombait sur son épaule gauche. Ses traits fins étaient tirés par la fatigue et ses joues plus rouges qu’elles ne l’auraient dû, mais son regard clair pétillait de vivacité. À en juger par ses mains calleuses et le tablier tâché de jus de viande qu’elle portait, elle ne ménageait pas sa peine aux cuisines. Le garçon d’une douzaine d’années qui se tenait à ses côtés arborait les mêmes yeux bleus, et il n’était pas difficile de deviner quel lien de parenté les unissait.
— Mendoza, commença Antoine Cordier, laisse-moi te présenter ma famille.
Par politesse, le marin se leva.
— Voici ma femme, Julie, continua le tavernier en posant une main affectueuse sur l’épaule de cette dernière. Je t’ai déjà parlé d’elle, bien sûr. Quant à ce petit garnement, ajouta-t-il en bombant le torse avec une fierté toute masculine et en ébouriffant les cheveux de l’enfant, c’est notre fils, Guillaume. Nous avons aussi une petite fille du nom de Madeleine, mais elle est déjà couchée.
— Enchanté, Madame, et merci de votre hospitalité, répondit Mendoza en s’inclinant légèrement vers l’avant, une main posée sur le cœur en guise de salut.
— Vous plaisantez, capitaine ! répliqua-t-elle en riant. C’est un honneur que de vous rencontrer, et de pouvoir enfin mettre un visage sur les récits de mon époux.
— Le connaissant, il a sans doute exagéré le tableau.
— Oh, je n’en suis pas si sûre ! Antoine n’a jamais oublié ce que vous avez fait pour lui, et moi non plus, d’ailleurs. Nous vous serons éternellement reconnaissants, finit-elle en prenant l’une des mains du marin pour la serrer entre les siennes.
— Je crains fort de ne pas mériter autant de gratitude, mais je vous remercie.
Julie Cordier le gratifia d’un beau sourire qui eut, un court instant, l’effet d’adoucir les cernes soulignant ses yeux et la sueur perlant sur son front, où quelques mèches rebelles étaient restées collées. Elle prit le temps de saluer les amis du capitaine, leur souhaita un bon appétit avant de leur annoncer qu’elle avait fait préparer des chambres à leur intention, puis retourna avec son fils travailler aux cuisines, comme à son habitude. Après tout, la taverne était toujours bondée, et les clients n’attendaient pas.
Lorsque leurs estomacs furent apaisés vint le moment des explications. Esteban, Zia et Tao tâchèrent de résumer le plus succinctement possible à Antoine Cordier les raisons qui les avaient amenés à Dieppe. Lorsqu’ils mentionnèrent le nom d’Ambrosius, le visage du tavernier s’assombrit brusquement. Il leur raconta alors que l’alchimiste ne lui était pas inconnu, car celui-ci avait coopéré avec la Garde dieppoise pour faire emprisonner nombre des contrebandiers qui fréquentaient
La Caraque Échouée, et ainsi, s’attirer les faveurs des autorités de la ville portuaire. Mendoza expliqua qu’Ambrosius – ou Zarès - était à coup sûr responsable de la recrudescence des soldats au sein de la ville, et que ces derniers étaient probablement déjà sur leurs traces, ne serait-ce que pour toucher la récompense promise pour leur capture.
— Ne vous en faites pas, déclara le Français en passant la main sur son bouc. Ils ne vous trouveront pas ici. Et quand bien même ils s’aventureraient dans les parages, Guillaume vous conduirait en sûreté. Après tout, comme le dit le vieil adage, conclut-t-il en regardant le capitaine d’un air malicieux tout en relevant l’une de ses manches, l’ennemi de mon ennemi est mon ami.
Sur son bras, une ancienne marque au fer rouge en forme de « P » se distinguait nettement. Sancho et Pedro manquèrent de s’étouffer à sa vue.
— Un p-p-pi-pirate !!!
Mendoza s’apprêtait à enjoindre ses marins de se taire lorsqu’un homme imposant et chauve fit brusquement irruption dans la pièce en ouvrant la porte du bureau à toute volée.
— Patron ! On a besoin de vous !
— Allons bon ! Et pourquoi, cette fois-ci ?
— C’est encore à cause d’Arvel ! Il recommence avec ses histoires de jeux ridicules !
Le tavernier pesta, et Zia voulut en savoir davantage.
— Qui est Arvel ?
— Un imbécile ! répondit Antoine avec mauvaise humeur. C’est un marin Gallois qui fait régulièrement escale ici et qui essaye, à chaque fois qu’il vient, d’extorquer leur argent à mes clients en les faisant jouer à des jeux traditionnels qu’il tiendrait d’un de ses ancêtres et auxquels personne sauf lui ne comprend jamais rien !
— Si je me souviens bien, Antonio, commenta le capitaine avec ironie, tu organisais des parties de dés illégales dans la cambuse du
Zarpas. Et il me semble même, ajouta-t-il avec une certaine nonchalance tandis qu’il se servait un verre de vin rouge, que tes propres dés étaient pipés.
Antoine rit de bon cœur à cette allusion.
— Il fallait bien tuer l’ennui sur ce foutu rafiot, Juan ! La bonace nous rendait tous fous à lier !
Dès que le Français fut sorti du bureau, le capitaine sentit peser sur lui les œillades appuyées de ses compagnons de voyage et sut qu’il ne pourrait pas échapper beaucoup plus longtemps aux interrogations qui leur brûlaient les lèvres. Il lui restait à décider de ce qu’il allait leur répondre. Tant que ses amis ne disaient rien, toutefois, il pouvait continuer à prétendre n’avoir pas remarqué leurs regards inquisiteurs. Il ferma les yeux, puis se concentra sur le vin gouleyant qu’il dégustait à petites gorgées, savourant les différents arômes du breuvage et leurs subtiles nuances. Au cours de ses nombreux voyages, son palais s’était grandement affiné et il prenait plaisir, lorsque l’occasion lui en était donnée, à goûter mets et boissons qu’il ne connaissait pas. De longues minutes s’écoulèrent sans que personne ne dise quoi que ce soit, mais le silence gêné qui planait au-dessus d’eux devint rapidement insupportable, en particulier pour Esteban, Sancho et Pedro. Lorsque Mendoza reposa son verre sur la table, ils n’y tinrent plus, et les questions fusèrent.
— Tu vas finir par nous expliquer ce qui se passe ? demanda le jeune Atlante d’un air exaspéré.
— Co-co-comment as-tu renc-renco-rencontré ce g-gars-là ?
— Tu as navigué avec des pirates ?!? renchérit Pedro, sa voix plus aiguë que d’ordinaire. Et pourquoi tu ne nous l’as jamais dit ??
Le visage du capitaine se ferma, et Isabella vit un accès de colère flamber dans ses yeux. Zia, de son côté, eut l’impression que la température venait de chuter brutalement, sans prévenir. Mendoza se leva à brûle-pourpoint pour se diriger vers l’âtre et observer les flammes qui y crépitaient joyeusement. Elles ne parvenaient pourtant plus à réchauffer l’atmosphère devenue glacée. Lorsqu’il finit par répondre, les épaules affaissées par un poids invisible, la voix du marin s’était teintée d’une lassitude inhabituelle.
— Parce que ce n’est pas le cas, d’une part, et d’autre part, parce que cela ne concerne que moi.
— Tu pourrais tout de même nous en dire un peu plus, fit remarquer le jeune Naacal. Ça ne peut pas être si grave que ça, de toute façon.
— Ça suffit ! Vous voyez bien qu’il n’a pas envie d’en parler, alors laissez-le tranquille !
S’il apprécia l’intervention de Zia, Mendoza ne répondit rien. Il ne se retourna même pas. Ses compagnons, déçus, en conclurent qu’ils n’obtiendraient pas davantage de réponses, et envisagèrent donc sérieusement la possibilité d’aller étrenner les chambres qu’on leur avait promises lorsque Pichu prit son envol pour aller se percher sur l’épaule du navigateur. Le perroquet vert frotta gentiment sa tête contre la mâchoire de son ami, qui ne put s’empêcher de sourire. Il porta son index au niveau du cou de l’oiseau, qu’il se mit à gratter doucement. Pichu, ravi, ferma les yeux de plaisir. Mendoza poussa un soupir, peu enthousiaste à l’idée de conter une histoire qu’il avait coutume de repousser aux tréfonds de son âme, mais finit par se résigner à l’inévitable. Il déglutit péniblement, prit le temps d’organiser ses pensées, puis débuta son récit.
— Tout a commencé en 1514, à Barcelone.
Les enfants, Pedro, Sancho et Isabella se figèrent sur place, envahis par l’excitation toute particulière qui précède la découverte d’un mystère trop étourdissant pour l’évoquer autrement qu’à travers des murmures. Tous se rassirent en silence, leur attention entièrement captée par les paroles du capitaine.
— Je n’avais alors que dix ans et je rêvais déjà d’explorer le monde, au grand désespoir de ma mère, qui ne voulait pas me voir partir. Elle savait parfaitement que lorsque trois navires jetaient les amarres pour appareiller, au moins l’un d’entre eux ne reviendrait pas. Cela ne m’a jamais fait peur. J’étais convaincu que j’avais toutes les qualités requises pour devenir un excellent marin. Aussi, lorsque ma mère n’avait pas besoin de moi à ses côtés, j’aimais flâner sur le port de Barcelone et apprendre ce que je pouvais des hommes que j’y croisais.
— Il ne nous a jamais parlé de sa famille, souffla Tao à Esteban.
— Tout simplement parce qu’il n’y a rien à en dire, reprit immédiatement Mendoza, ce qui fit sursauter le Naacal et lui valut un coup de coude de la part de son ami Atlante.
» Je ne suis pas un fils légitime. Je n’ai pas connu mon père, et ma mère ne m’en a jamais vraiment parlé. La seule chose que je sache à son propos est qu’il était issu de la noblesse. Quelle que soit son identité, il n’a jamais eu le courage de me reconnaître comme son fils. Il a néanmoins eu la décence de faire régulièrement parvenir à ma mère de quoi subvenir à nos besoins par le biais d’un messager – jamais le même, évidemment, pour que nous ne puissions pas remonter jusqu’à lui.
» Un jour, alors que j’étais en train de me promener sur les quais, j’ai aperçu un superbe navire qui venait d’accoster. Une foule compacte s’était regroupée aux alentours, et j’en ai déduit qu’il devait s’agir d’un bâtiment important. Fasciné, je me suis approché en courant et, pour mieux observer la scène, je me suis hissé sur un tonneau qu’on avait laissé là. Je me souviens encore du claquement que produisait le pavillon, tout en haut du grand mât. Des hommes chantaient pour rythmer la manœuvre du cabestan tandis que d’autres se précipitaient le long des enfléchures pour affaler les voiles. Les matelots qui n’avaient pas reçus d’ordres spécifiques s’étaient mis à décharger la cargaison. Tous semblaient ravis d’être arrivés à bon port. Pour moi, c’était un spectacle extraordinaire.
» Acclamé par des vivats de plus en plus forts, un homme habillé d’étoffes particulièrement onéreuses se tenait sur le gaillard arrière, juste à côté du capitaine de la caravelle. Il était grand, doté d’une silhouette svelte et élégante. Son visage était souligné par des yeux noirs, un nez concave et une barbe courte parfaitement taillée. Il portait autour de son cou un large collier d’or serti de pierres précieuses. Il était évident qu’il s’agissait d’un noble, ou tout du moins d’une personne qui avait coutume de fréquenter les hautes sphères de la société. Cet homme, dont j’appris plus tard qu’il s’appelait Alejandro Marqués, entreprit peu après de s’avancer sur la passerelle. C’est n’est qu’à ce moment-là que je me suis rendu compte qu’il était accompagné par son fils. Un garçon de mon âge, lui aussi richement vêtu. Lorsqu’ils ont posé le pied à terre, une poignée de malfrats a tout à coup surgi de parts et d’autres de la foule pour s’en prendre à eux. Les badauds, paniqués, n’ont pas fait grand-chose pour leur venir en aide, mais le señor Marqués n’en avait pas besoin ; après avoir ordonné à son fils, Tiago, de retourner à bord, il s’est brillamment défendu contre ces vermines.
» En revanche, il n’avait pas prévu que durant ce bref combat, l’un des brigands qui l’avaient attaqué viendrait violemment percuter la passerelle du navire alors que son fils se trouvait encore dessus. Tiago a perdu l’équilibre. Il a bien tenté de se rattraper à quelque chose, mais ses mains n’ont trouvé que du vide. Il est tombé à l’eau, et il s’est rapidement avéré qu’il ne savait pas nager. Je n’ai pas hésité une seule seconde avant de plonger pour lui porter secours, et cette décision a changé le cours de mon existence.
» Lorsque nous avons été remontés sur les quais, le señor Marqués m’a félicité pour mon courage et m’a remercié d’avoir sauvé son fils unique. Il m’a demandé mon nom, d’où je venais, puis m’a informé qu’il comptait s’installer à Barcelone, et que Tiago avait grand besoin d’un camarade digne de confiance. J’étais encore très jeune, mais je n’étais pas stupide : je savais qu’une telle chance ne se représenterait peut-être jamais plus, et j’ai donc immédiatement accepté l’offre qu’on me faisait. Ma mère en fut plus que ravie ; elle espérait sans doute que la fréquentation régulière d’une famille plus aisée que la nôtre finirait par atténuer l’irrésistible appel du large qui résonnait dans mon cœur.
» Alejandro Marqués m’a témoigné toute l’affection d’un père, ce que je n’avais pas connu jusque-là. Il m’a autorisé à suivre les mêmes leçons que son propre fils. Entre autres choses, j’ai donc appris le latin, l’histoire, la géographie, les mathématiques, l’équitation, la lutte, et bien entendu, l’escrime, sous la tutelle de notre maître d’armes commun, Ramón Aguilar. Au fil des jours, des semaines, puis des années, Tiago et moi sommes rapidement devenus inséparables. Nous étions les meilleurs amis du monde.
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Barcelone, en l’an de grâce 1519.
Comme à son accoutumée, l’écrasante chaleur du soleil de midi avait plongé la ville dans une lourde torpeur passagère. Tous ses habitants n’étaient cependant pas logés à la même enseigne. Sur les hauteurs de la cité, au cœur du magnifique jardin d’Alejandro Marqués, il était toujours possible de trouver un peu de fraîcheur. Les canaux d’irrigation hérités de l’architecture Maure que l’on y trouvait résonnaient constamment en un doux clapotis, lui-même accompagné par le chant mélodieux des nombreux oiseaux ayant élu domicile dans ce paradis délicat. L’atmosphère parfumée berçait les âmes en quête de repos. À l’ombre bienfaisante des arbres, assis sur un vieux muret de pierre blanche, les cols de leurs chemises défaits pour laisser la brise environnante caresser leur peau, deux jeunes Espagnols profitaient d’un moment de quiétude pour se remettre de leur éprouvante session d’escrime quotidienne.
— Tu as eu de la chance, rien de plus ! s’exclama le premier, pendant que son interlocuteur s’affairait à découper une pomme bien mûre.
— De la chance ?!? répéta Mendoza en riant. Tu n’as rien vu venir ! Ramón lui-même te l’a fait remarquer !
— Si je n’avais pas trébuché, je t’aurais fait mordre la poussière.
Le vainqueur du jour enfourna dans sa bouche un quartier du fruit acidulé, puis en tendit un deuxième à son ami, qui s’en saisit avant de le croquer à pleines dents.
— Peut-être, mais aujourd’hui, c’est à moi que revient cet honneur. Ne sois pas mauvais perdant, Tiago. Tu pourras toujours prendre ta revanche demain.
— En parlant d’honneur, figure-toi que Père m’a confié la charge de diriger l’expédition du
Zarpas jusqu’au port de Cadix. Je partirai la semaine prochaine.
— C’est vrai ?
— Oui. Il est persuadé que je ne pourrai pas diriger ses affaires marchandes si je ne constate pas de mes propres yeux ce à quoi ressemble une telle traversée.
— Ce n’est pas dénué de bon sens, dit Mendoza en hochant de la tête.
Tiago se leva, et ses bottes soigneusement cirées crissèrent sur le gravier. Filtrant à travers le feuillage des arbres, un rayon de soleil illumina brièvement le pendentif frappé du sceau des Marqués qu’il portait autour de son cou en toutes circonstances. Malgré sa dernière poussée de croissance, il demeurait moins grand que son comparse. Cependant, tout en lui respirait la grâce qu’Alejandro lui avait imposée depuis son plus jeune âge. Il avait hérité du teint hâlé de son père, ainsi que de ses traits à la fois fins et marqués. Sa silhouette, tout comme celle de Mendoza, s’était splendidement étoffée au cours des derniers mois, et les voix respectives des deux jeunes gens avaient, à leur grand soulagement, enfin cessé d’osciller entre les intonations de leur enfance et celles de l’âge adulte.
— Viendras-tu avec moi ? demanda Tiago à son ami.
— Tu sais très bien que je ne peux pas. Aucun capitaine n’acceptera de me prendre à son bord avant mes seize ans.
Agacé par le pragmatisme de cette dernière remarque, le fils du señor Marqués leva brièvement les yeux au ciel avant de chasser l’argument d’un geste de la main.
— Cela serait sans doute vrai si tu comptais t’embarquer sur un bâtiment à destination du Nouveau Monde, mais ce n’est pas le cas ici. De toute façon, Père a déjà informé le capitaine du
Zarpas que je serais peut-être accompagné de l’un de mes amis. Qu’en dis-tu ? Toi qui rêves de naviguer depuis toujours !
Mendoza se tut, alors même que les battements de son cœur accélérèrent leur cadence. Il ne pouvait renier ni son éternel désir de découvrir d’autres horizons, ni l’attrait toujours plus fort que suscitait en lui la brise marine à chaque fois qu’il la sentait effleurer son visage.
— Je vais être franc avec toi, poursuivit Tiago, car tu es mon ami et que je veux t’aider. Il y a une autre raison à ma requête.
— Je t’écoute.
— Tu es né de la cuisse gauche, Juan, et je t’assure que je le dis sans aucune malice à ton endroit. Parce que tu m’as sauvé de la noyade il y a cinq ans de cela, mon père t’a pris sous son aile et t’a ainsi octroyé la possibilité de t’extirper du milieu dans lequel tu as vu le jour.
— Tu ne m’apprends rien de nouveau.
— Je n’ai pas fini. Mon père t’aime comme si tu étais son fils, et moi, comme un frère. Mais tu ne possèdes rien. Ni argent, ni biens, ni même un quelconque héritage à transmettre. Un jour, peut-être, voudras-tu te marier, et nul père de famille n’envisagera une seule seconde de donner sa fille à un bâtard sans valeur comme toi. Embarque-toi avec moi sur le
Zarpas. Le voyage sera court, et tu auras l’occasion d’y faire tes premières armes en tant que marin. Ensuite, lorsque nous reviendrons, tu ne rencontreras aucun problème pour te faire engager à bord des navires en partance pour la haute mer et les destinations plus lointaines que tu te plais à imaginer. Si tu te débrouilles bien - et je sais que ce sera le cas - tu monteras rapidement en grade. Tu sais aussi bien que moi qu’une simple solde de marin ne te fera pas vivre confortablement jusqu’à la fin de tes jours. Mais sur le Nouveau-Monde, tu pourrais amasser une fortune considérable et changer ton destin. L’or restera toujours de l’or, et personne ne pensera à regarder d’où il vient.
Mendoza songea un instant à sa mère, dont la santé déclinait peu à peu, de façon inéluctable. Pouvait-il la laisser seule ? Elle en aurait le cœur brisé, certes, mais elle comprendrait. Et s’il parvenait à devenir riche, il pourrait lui offrir de meilleures conditions de vie. Sa décision prise, il se leva pour rejoindre Tiago et se tenir face à lui. Les deux jeunes hommes échangèrent une poignée de main solennelle, et leur accord fut définitivement scellé. D’ici une semaine, ils quitteraient Barcelone et prendraient la mer.
— Parfait ! se félicita le fils d’Alejandro Marqués. Ce soir, nous fêterons ça dignement ! Il paraît qu’un certain Rico vient d’ouvrir une nouvelle taverne en ville. Nous verrons bien ce qu’elle vaut.
Cette nuit-là, lorsque Mendoza rentra chez lui pour se coucher, son esprit légèrement trouble à cause de l’alcool absorbé au long de la soirée, il s’endormit presque instantanément. Ses rêves furent emplis d’aventures exaltantes, dont il revenait systématiquement couvert d’honneurs, de richesses et de gloire. Il se vit capitaine, arborant fièrement une grande cape bleue sur les épaules. À la barre d’une magnifique caravelle fendant l’écume toutes voiles dehors, il voguait à grande allure sur les traces des célèbres navigateurs l’ayant précédé. À aucun moment, pourtant, il ne perçut la présence de Tiago à ses côtés. Lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, habité d’un enthousiasme redoutable, ce curieux détail avait complètement disparu de sa mémoire.
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Les yeux fermés, le capitaine marqua une pause dans son récit. L’évocation de tant de souvenirs lui était douloureuse, et le pire était encore à venir. Cela lui donnait l’impression d’être en passe de se laisser submerger par une vague scélérate, à laquelle il n’était possible d’échapper qu’en lui faisant face. Il ne pouvait plus reculer, désormais. Résolu à s’affronter lui-même, il se redressa de toute sa hauteur, délaissant le feu de cheminée du regard pour se retourner vers ses compagnons de voyage qui l’observaient dans un silence absolu, suspendus à ses lèvres. La porte du bureau s’ouvrit subitement, et Antoine Cordier revint dans la pièce. A la vue des regards courroucés que ses hôtes lui jetèrent, il comprit qu’il avait interrompu quelque chose d’important, et prit donc place à table sans souffler mot. Mendoza reprit comme si de rien n’était.
— Conformément à ce qui avait été convenu, Tiago et moi sommes partis la semaine suivante. En tant que responsable de l’expédition, il avait droit à sa propre cabine à bord. N’étant pas du même rang que lui, je n’ai pas bénéficié d’un tel traitement et j’ai dû me mêler aux autres matelots de l’équipage, mais cela ne m’a pas dérangé. Bien au contraire, j’en ai profité pour apprendre tout ce qu’on voulait bien m’enseigner : aider le maître-coq ou les gabiers de misaine, caréner, briquer le pont, arrimer les canons et les voiles, monter au gréement le plus vite possible, et que sais-je d’autre encore !
» Alejandro Marqués avait nolisé un bon bâtiment. Le
Zarpas était facilement manœuvrable et pleinement adapté au transport de marchandises. Dans les premiers temps, tout s’est très bien passé. Lorsque des vents contraires se présentaient, il nous suffisait de louvoyer avec habileté pour poursuivre notre route. Après avoir fait une brève escale à Alicante, nous avons mis le cap sur le détroit de Gibraltar, que nous devions passer pour atteindre Cadix.
» C’est à cet endroit que nous avons eu le malheur de croiser la route d’un vaisseau pirate battant pavillon noir. Le capitaine du
Zarpas était un homme téméraire ; il a refusé de se laisser intimider, et a ordonné le branle-bas de combat. Tiago aurait pu essayer de le faire changer d’avis, mais il était exactement comme moi : jeune, vigoureux, brave et suffisamment arrogant pour croire que nous ne pouvions pas être vaincus. Nous nous sommes donc préparés à l’affrontement. Je n’avais à ma disposition qu’une simple hache d’abordage. De leur côté, les rufians qui nous avaient pris pour cible avaient finalement hissé le pavillon rouge, indiquant par-là qu’il n’y aurait pas de quartier.
— Est-ce donc vraiment si terrible que ça, une bataille navale ? demanda Zia.
— Non, intervint le tavernier en grimaçant. C’est encore pire.
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Détroit de Gibraltar, 1519.
Au fur et à mesure que le vaisseau pirate se rapprochait du
Zarpas, la tension qui régnait au sein de l’équipage s’intensifia jusqu’à en devenir palpable. Pour se galvaniser, les hommes brandissaient leurs armes en vociférant insultes de bas-étage et promesses de mort. Aux
« Venez donc tâter de mon épée, maudits fils de maquerelles ! » des uns répondaient les rires gras des autres – pitoyables mascarades destinées à dissimuler la peur qui planait dans l’air, et dont l’étreinte se faisait de plus en plus forte. Tiago, l’épée déjà tirée, vint rejoindre son ami sur le pont. Empli d’une fougue ardente, le fils d’Alejandro Marqués se sentait plus vivant que jamais. Mendoza et lui prirent le temps de se donner une accolade. Ils jurèrent de se battre avec honneur, puis attendirent les ordres du capitaine. Les canons du
Zarpas tirèrent une première salve, et endommagèrent le bâtiment ennemi à plusieurs endroits, mais pas assez pour freiner sa course. Les pirates répliquèrent à l’identique. Sous l’impact du choc, certains membres de l’équipage furent projetés au sol. Des débris de bois lancés à pleine vitesse volèrent en tous sens, tailladant au passage la chair des marins qui se trouvaient sur leur sinistre trajectoire et qui n’avaient pas eu le réflexe de s’écarter à temps. Quelques coups de canons supplémentaires, et les grappins furent lancés. Dès que les premiers pirates posèrent le pied sur le pont de la caravelle espagnole, le véritable affrontement commença.
—
Balanstiquez-moi ces chiens dans les abysses d’où ils sont sortis ! tonna le capitaine, tout en abattant d’une seule balle l’un des gredins sans foi ni loi qui venaient de monter à l’assaut.
Pas de pitié !
L’équipage tout entier hurla son assentiment, et bientôt, tout ne fut plus qu’un champ de bataille mouvant, noyé sous d’incessantes détonations. Positionnés dos-à-dos, Mendoza et Tiago, forts de leurs entraînements communs et de leur complicité vieille de plusieurs années, formaient une paire de bretteurs aussi redoutable qu’efficace. Chacun connaissait sur le bout des ongles la façon qu’avait l’autre de se mouvoir, et tous deux en profitaient pour réaliser des enchaînements complémentaires que Ramón les avait aidés à mettre au point. Ensemble, ils étaient pratiquement invincibles. Alors qu’un énième assaillant tenta de s’en prendre à eux, Tiago lança sa lame finement ouvragée en l’air, puis arracha des mains de son frère d’armes la hache d’abordage qui lui avait été donnée. Il exécuta une rotation sur ses talons pour asséner en ligne basse un coup puissant des deux mains, avant de rattraper son épée au vol. Son adversaire beugla de douleur et tomba à terre, une jambe pratiquement tranchée net au milieu de la cuisse. Le jeune noble ne s’en préoccupa pas d’avantage, conscient d’avoir touché l’artère ; l’autre n’en avait plus que pour quelques minutes. Le fils du señor Marqués en profita pour délester le bandit de son sabre – de toute manière, il n’en aurait plus besoin – et le donner à Mendoza.
Si Ramón Aguilar avait été présent sur place, il n’aurait pu que s’extasier devant les prouesses de ses deux élèves. Juan-Carlos suivait les gestes de ses ennemis sans jamais les lâcher. Il semblait pourvu d’une patience infinie, se contentant de parer, feinter d’un côté ou de l’autre, bloquer, pivoter, recommencer. Il ne reculait jamais, et imposait une pression toujours croissante aux misérables qui osaient l’affronter en les assommant de coups de taille et d’estoc. Ambidextre, il était plus puissant de la main droite mais assurément habile de la gauche. Les corps inertes qui s’entassaient à ses pieds témoignaient de son indiscutable talent.
Tiago, pour sa part, aimait à faire montre d’un style encore plus spectaculaire, car il préférait le rôle d’attaquant à celui de défenseur. Vifs et lestes, ses coups partaient comme des éclairs. Tandis qu’il parait le coup d’un autre pirate, il effectua une rapide volte sur lui-même pour soulever, à l’aide de sa botte, un poignard abandonné sur le pont. Il l’envoya au loin sans même prendre le temps de viser, et la lame, lancée à pleine vitesse, vint se ficher entre les omoplates d’un infortuné forban.
C’est alors qu’un monstrueux pillard, haut de plus deux mètres et doté d’une carrure à faire pâlir un bœuf, jeta son dévolu sanguinaire sur les jeunes épéistes qui paraissait rire du danger auquel ils étaient confrontés. Sabre brandi, il sauta du gaillard avant pour se précipiter sur le pont, amorçant une course accompagnée d’un rugissement féroce. Dès qu’il fut assez proche, il prit son impulsion et bondit en avant pour renforcer la puissance de son coup. Mendoza se retourna juste à temps pour s’apercevoir du danger. Dans l’espoir de protéger son ami qui, lui, n’avait pas encore remarqué la menace qui fondait sur eux, Juan poussa brutalement Tiago hors de la trajectoire du géant. Les jambes écartées, il fléchit les genoux pour amortir la frappe. Le choc abrupt des deux lames fit jaillir des étincelles, et le corps tout entier du jeune Espagnol ploya, bien malgré lui, sous le poids vertigineux de son adversaire. Il n’eut pas le temps d’esquisser une quelconque nouvelle attaque ; la brute lui asséna un coup de poing d’une telle violence qu’il vit des étoiles danser devant ses yeux. Momentanément étourdi, il lui sembla qu’on le soulevait. La voix affolée de Tiago, qui lui paraissait étrangement lointaine, lui parvint alors aux oreilles.
— Juan ! NON !
Mais il était déjà trop tard. Projeté dans les airs sans ménagement, il passa par-dessus bord et disparut sous les flots. Le contact soudain avec l’eau froide eut heureusement pour effet de chasser le brouillard qui embrumait son esprit. Il se ressaisit rapidement. Excellent nageur depuis toujours, il creva la surface quelques instants plus tard et se gorgea d’air. Au-dessus de lui, la bataille faisait rage. N’étant pas du genre à abandonner facilement, il rassembla son énergie et crawla en direction de la proue du
Zarpas, là où aucun dalot ne viendrait cracher des litres d’eau de mer sur son corps. Dès qu’il en toucha le bois mouillé, il entreprit de l’escalader promptement. La surface irrégulière de la proue lui permit de trouver les appuis nécessaires. Les muscles de ses bras se tendirent péniblement sous l'effort, mais il n’y accorda aucune attention. Arrivé au terme de son ascension, ses vêtements dégoulinants, il passa par-dessus le bastingage et balaya rapidement le pont du regard à la recherche d’une nouvelle arme. Une épée abandonnée gisait à quelques mètres de lui, sa lame parsemée de sang. Il s’en empara. L’un des ruffians remarqua sa présence et se rua sur lui. L’écumeur ne prit même pas conscience de l’idiotie de sa décision. L’Espagnol, même s’il se tenait prêt à parer un éventuel coup, se contenta simplement de laisser son adversaire courir et de se décaler à l’ultime seconde. Incapable de résister à son propre élan, le pirate fut culbuté dans les ondes bleues de la Méditerranée.
Inquiet quant au sort de Tiago, Mendoza avisa l’un des palans du navire et, après en avoir tranché le garant, s’éleva à toute vitesse vers les huniers. Il se percha ensuite sur l’une des vergues et obtint ainsi une vue d’ensemble sur la bataille qui se déroulait en contrebas. Visiblement, l’équipage du
Zarpas était en train de prendre l’avantage sur leurs adversaires. Des secondes qui lui parurent durer une éternité s’écoulèrent avant qu’il ne parvienne à repérer la silhouette élancée de son ami au beau milieu de cette marée humaine s’agitant en tous sens. Tiago avait été repoussé vers le gaillard arrière, et il était occupé à contrer les attaques simultanées de trois misérables, dont celles du titan qui l’avait jeté à l’eau. Du premier coup d’œil, Mendoza remarqua que son compagnon faiblissait, et qu’il était en train de puiser dans ses dernières réserves d’énergie. En équilibre à plusieurs dizaines de mètres de haut, le jeune homme se mit à courir sur la vergue. Arrivé au bout de celle-ci, il sauta dans le vide et se servit d’un des nombreux filins à sa portée comme d’une liane. Tandis qu’il fendait l’air, il ajusta l’angle de sa trajectoire et lança ses jambes vers l’avant en poussant un cri de rage. Ses pieds nus heurtèrent la nuque du colosse à l’instant précis où Tiago lui enfonça son épée dans le ventre, et ce jusqu’à la garde. Le géant s’écroula lourdement, incapable de croire qu’il avait été occis par des morveux à peine sortis des jupes de leurs mères. Durant le même laps de temps, retombant immédiatement en symbiose, Tiago et Mendoza se débarrassèrent des deux autres pirates qui leur faisaient face.
Le fils d’Alejandro Marqués, soulagé de revoir son ami en vie, l’étreignit brièvement.
— J’ai bien cru qu’il t’avait réglé ton compte !
— Ha ! Avoue que ça t’aurait fait plaisir ! railla Mendoza en souriant.
— Très drôle !
Les deux jeunes hommes se seraient mis à rire s’ils n’avaient pas, à ce moment, perdu l’équilibre à cause de l’explosion provoquée par un boulet de canon ennemi tiré par tribord avant. Le pont grandement endommagé, ils passèrent à travers les planches de bois pour s’écraser dans les écoutilles du
Zarpas. Tiago fut le premier à se relever, bien qu’avec une difficulté certaine. Une douleur à l’épaule le lança terriblement. Il baissa les yeux, et constata qu’un débris de bois s’était profondément encastré dans sa chair, laissant un flot écarlate régulier et abondant s’en écouler. Il comprit immédiatement que ses muscles étaient touchés et que, dans de telles conditions, il ne pourrait pas continuer à se battre bien longtemps. L’odeur âcre de son propre sang lui emplit les narines, et il réprima un haut-le-cœur. À ses côtés, Mendoza poussa un grognement en revenant à lui. Du sang maculait sa tempe.
— Tout va bien, vieux frère ?
— Ça peut aller, je crois…
— Tant mieux, annonça Tiago en remarquant la présence de deux nouveaux flibustiers qui venaient de faire irruption en face d’eux, prêts à en découdre. Car ce n’est pas fini !
Aucun des deux amis n’aurait pu se douter que cet assaut-là serait le dernier qu’ils vivraient ensemble. Faisant fi de leurs blessures respectives, ils se ruèrent sur leurs antagonistes dans un même élan. Les quatre lames s’entrechoquèrent en une symphonie métallique assourdissante, et les coups fusèrent de toutes parts. Tiago, tout comme Mendoza, ne laissait absolument rien paraître de ses émotions et combattait avec sa tête. En revanche, il était nettement moins patient. Pleine de bravades hardies, son escrime n’en demeurait pas moins hautement mortelle. Son adversaire lui opposa une résistance remarquable en contrant chaque attaque, chaque botte, chaque enchaînement que lui inspirait l’instant. Sa blessure à l’épaule le faisait cruellement souffrir, et il savait que le temps jouait contre lui ; s’il voulait survivre, il devait venir à bout de son ennemi avant d’en être physiquement incapable.
Sourd et aveugle à tout ce qui ne concernait pas l’arme et les déplacements de son propre opposant, Mendoza se battait comme un diable et s’éloignait peu à peu de Tiago. Tout n’était plus qu’une question de minutes, de secondes, avant que l’un des combattants ne commette une erreur fatale. L’Espagnol redoubla de concentration, mais son corps, fatigué, ne répondait plus comme il l’aurait souhaité. Ses coups devenaient moins vifs, ses parades moins ajustées. Soudain, le gredin qui lui faisait face tenta de lui porter un coup d’estoc au niveau de son abdomen, et Mendoza eut tout juste le temps de faire un bond de côté pour éviter de se faire embrocher comme une vulgaire volaille. Il profita de ce moment pour faire remonter sa propre épée de bas en haut et désarma son ennemi qui se figea sur place et le regarda d’un air hébété, stupéfait. Grisé par le sentiment de sa victoire, Mendoza fit volte-face pour voir où en était son ami, et ce qu’il constata alors lui glaça le sang.
Tiago avait pris la mauvaise décision. Suite à deux feintes, il avait tenté de se fendre en ligne pour toucher. Le jeune homme de quinze ans avait vu l’ouverture et estimé qu’il pouvait être assez rapide pour empaler le pirate sur sa lame. Il s’était donc lancé, mais son corps, affaibli par la blessure qu’il portait à l’épaule et le sang qu’il avait déjà perdu, n’était malheureusement plus au diapason. Le pirate avait anticipé le mouvement, et la lame de son sabre d’abordage transperça le torse de Tiago de part en part, sa pointe d’acier rougie saillant au milieu de son dos. Les yeux du jeune homme s’agrandirent sous le choc et la douleur, mais plus encore de surprise en constatant qu’il avait perdu ce combat. Le pirate retira son sabre d’un coup sec, et le fils d’Alejandro Marqués se laissa glisser à terre sans même entendre le hurlement féroce qui jaillit de la gorge de son ami. La mort allait être la bienvenue.
Aveuglé par une colère foudroyante qui décupla ses forces, Mendoza se précipita sur l’assassin de Tiago et lui donna un coup d’épaule surpuissant dans l’estomac, lui coupant le souffle. Ils s’écrasèrent tous deux contre la paroi de la coque. Sans attendre une seconde de plus, Mendoza se saisit de la dague que le pirate portait à la ceinture et la lui enfonça dans le flanc, puis la cuisse, puis le torse. Fou de rage, il le lacéra encore et encore, sans relâche, jusqu’à ce que ce dernier s’écroule enfin. Le jeune homme finit par se redresser, la respiration saccadée et le corps recouvert d’un sang qui n’était pas le sien.
Tiago, à l’agonie, rassembla le peu de force qu’il lui restait pour l’appeler.
— Juan… murmura-t-il d’une voix rauque et presque inaudible.
Mendoza tomba à genoux aux côtés de son ami avant de déchirer sa chemise pour tenter de lui fabriquer un inutile garrot.
— Arrête…ça ne sert à rien.
— Tais-toi !!
Le jeune noble se mit à rire malgré tout, même si cela ressembla davantage à un horrible borborygme. Il leva la main droite pour retirer son médaillon et le tendre à Mendoza.
— Dis à mon père que…je suis désolé.
— Je ne lui dirai rien du tout ! Tu t'en chargeras toi-même !
— Je t’en prie, mon frère… Fais-le pour moi.
— Je… Très bien, murmura Mendoza. Je te le promets. Je te le promets, répéta-t-il doucement, sa voix étranglée de chagrin.
La conscience en paix, Tiago Marqués sourit une dernière fois en rendant son ultime soupir, puis ferma définitivement les yeux sur le monde qui l’entourait. Du pont supérieur, des cris de joie retentirent. L’équipage du
Zarpas acclamait son capitaine. Les pirates étaient vaincus. Au cœur des écoutilles de la caravelle espagnole, secoué de violents soubresauts et serrant contre lui le corps sans vie de Tiago en pleurant à chaudes larmes, Juan-Carlos Mendoza eut le sentiment de l’être tout autant.
Derrière lui, le flibustier qu’il avait désarmé un peu plus tôt s’approcha à pas de loups pour récupérer son arme. Il était âgé d’une vingtaine d’années, et ses longs cheveux bruns étaient noués en une queue de cheval. Il portait une cicatrice sur la joue. Mendoza, en dépit de la douleur qui semblait poignarder son âme, entendit le bois grincer dans son dos et bondit immédiatement sur ses pieds, prêt à tuer. Lorsqu’il vit le regard meurtrier que le jeune Espagnol darda sur lui, le pirate leva immédiatement les mains en l’air, paumes ouvertes. Insensible à cet argument silencieux, Mendoza le saisit par le col et apposa le tranchant de sa lame sur la gorge de son ennemi, paré à lui trancher la carotide.
— Non ! gémit l’autre dans un castillan approximatif. Ne me tue pas, je t’en supplie !
— Donne-moi une seule bonne raison de t’épargner !!
— Vous avez déjà gagné la bataille ! Et je ne voulais pas la mort de ton ami, je le jure par ce que j’ai de plus sacré !
— Je me moque de tes promesses ! s’écria Mendoza en pressant la lame encore un peu plus, de manière à dessiner une légère entaille. La parole d’un pirate ne vaut rien ! Qu’est-ce qu’un homme comme toi pourrait bien avoir de sacré ?
— Ma famille.
Pris au dépourvu, Mendoza hésita.
— Ta famille ?
— Oui. Je m’appelle Antoine Cordier, je suis Français et je viens de Dieppe. Je ne me suis lancé dans la piraterie que pour devenir riche. Je voulais simplement rassembler suffisamment d’argent pour pouvoir fonder une taverne et protéger ma fiancée. Elle est enceinte. Par pitié, ne me tue pas.
Un long moment de silence s’écoula avant que Mendoza ne prenne sa décision. Sur le
Zarpas, l’odeur de la mort s’intensifiait. Le jeune homme jeta un regard désolé au corps de Tiago, puis finit par baisser son arme. Le sang n’avait déjà que trop coulé. Trop heureux d’avoir la vie sauve, le Français se confondit en remerciements dont Mendoza n’avait que faire.
— Ne te méprends pas. Ce n’est pas un acte de bonté gratuite.
À sa décharge, le pirate ne broncha pas.
— Très bien. Que veux-tu en échange ?
— La garantie que si par malheur, un jour, je venais à avoir besoin de toi, tu me rendras la pareille sans hésiter.
Cordier opina du chef. C’était un marché tout à fait honnête.
— Entendu.
— Parfait. Tu as dit t’appeler Antoine, c’est bien ça ?
— Oui, pourquoi ?
— À partir de maintenant, et dans ton propre intérêt, ce sera « Antonio ». Débarrasse-toi de tes vêtements, et passe ceux d’un membre de notre équipage. Avec tous les corps que nous devrons jeter à la mer, personne ne remarquera la supercherie. Lorsque nous arriverons à Cadix, tu seras libre de t’en aller. Mais en attendant, tu es sous mes ordres.
— Qu'il en soit ainsi.
(A suivre....)