Re: A la recherche de l'Empire perdu
Posté : 06 nov. 2017, 14:15
Chapitre 13 : Les Barbaresques
Janvier 1518, au large des côtes syriennes
— Je n’en reviens pas… Comment est-ce que j’ai pu vous écouter ? murmura Laguerra pour la énième fois.
— Parce qu’au fond de toi, tu sais que c’est la meilleure solution, dit doucement Ambrosius. On ne sait pas où ils sont. Plus vite on sera à Gênes, plus vite la nef sera construite et plus vite on les retrouvera. À pied, nous n’y serions jamais parvenus…
— Les ?! Je me moque pas mal de ce qui est arrivé à Havrylo ! Et qui vous dit qu’il n’était pas dans le coup ?! Qu’il n’était pas avec eux ? Vous y avez pensé, à ça ? Il a beaucoup trop insisté pour qu’Isabella l’accompagne au monastère. J’ai toujours trouvé qu’il était louche, ce garçon !
— Sa sœur a connu le même sort. Jamais il n’aurait fait ça, dit Athanaos.
— Sa sœur ! fit Fernando en levant les yeux au ciel. Un tissu de mensonges, oui !
Après avoir cherché sans succès Isabella et Lisowski dans toute la cité de Jaffa, les trois alchimistes avaient dû se rendre à l’évidence : les deux jeunes gens avaient été enlevés. Le sentiment d’impuissance qu’ils ressentaient tous n’avait fait qu’empirer lorsque le Docteur avait appris que les ravisseurs étaient probablement de la même nature que ceux d’Aleksandra.
Malheureusement pour eux, ces razzias semblaient être monnaie courante dans la région et la populace locale n’était guère encline à les aider. Un vieil homme s’était pourtant pris de pitié pour le Portugais et lui avait avoué que la seule chance pour lui de sauver sa fille était de l’acheter à la foire où elle serait vendue comme esclave.
Mais sur quel marché se rendre ? Perekop ? Caffa peut-être ? Ou avait-elle été directement emmenée à Gênes, puisque c’était cette cité qui contrôlait ce sinistre trafic ? C’était cette pensée qui avait finalement décidé Fernando à embarquer – à contrecœur – pour la Sérénissime.
Toujours furieux contre lui-même et ses compagnons, le Docteur ruminait sombrement ses pensées. Athanaos en profita pour examiner discrètement Ambrosius du coin de l’œil. Quelque chose avait changé en lui. Il était incapable de dire quoi et depuis quand, mais le Grec était certain que cette transformation avait eu lieu récemment. Depuis qu’il avait mentionné Hypatie ? Peut-être… La réponse lui traversa fugitivement l’esprit : Aqaba et l’épisode des mamelouks ! Et surtout l’intervention d’Isabella ! Évidemment. En fin de compte, ils n’étaient pas venus pour rien…
— Regarde-moi cela ! Toute cette beauté… Je te l’avais bien dit que nous devions prendre le bateau pour le retour ! fit une voix perçante derrière eux.
Les trois alchimistes se retournèrent vivement pour se retrouver face à un jeune couple. L’homme susurra du bout des lèvres :
— Oui, tu as raison, comme toujours. Nous avons fait tout le périple de l’aller par voie terrestre, mais jamais je n’aurai imaginé voir de telles merveilles ! déclara-t-il, voyant que les membres de l’Ordre du Sablier l’observaient.
Ambrosius leva un sourcil.
— Des citadins qui ne se sont jamais retrouvés en pleine mer ! rit Athanaos, moqueur.
— Où vous rendez-vous ?
— Gênes, marmonna Fernando.
— Oh ! Mais nous également ! Nous pourrons faire le voyage ensemble ! se réjouit l’homme, avant de tourner les talons pour annoncer sa décision à sa femme, ne laissant pas le temps à Laguerra de décliner l’invitation.
Cinq semaines s’écoulèrent sans incident majeur – hormis l’excentrique femme qui ne cessait de vanter ses connaissances acquises lors de sa campagne, entrainant son époux dans son sillage et exaspérant Ambroise de Sarle.
Anna Maria savait pourtant que personne ne l’écoutait, mais elle aimait cela. Quant à Théophraste, il la suivait comme son ombre, la surprotégeant et la rappelant à l’ordre de temps à autre. Chose qu’il ne faisait pas assez souvent au goût des nombreux pèlerins qui les accompagnaient. Il venait d’achever, leur avait-il dit, son Tour du Chevalier, entamé quelques années plus tôt.
— Nous allons franchir le détroit de Messine dans deux jours, annonça le capitaine.
Si cette nouvelle fut accueillie avec joie par les voyageurs, elle ne fut pas au goût de la jeune femme.
— Quoi ? Deux jours ?! Vous ne pourriez pas aller plus vite ? Le temps nous sera clément, j’en suis certaine ! décréta-t-elle, hautaine, comme à son habitude.
— Aller plus vite ?! Eh ma parole, j’aimerais bien ! Je n’ai pas vu ma famille depuis six mois. Mais je n’commande pas encore aux éléments, ma p’tite dame !
Au mot « famille », Fernando ressentit un pincement au cœur. Écoutant discrètement tantôt les discours extravagants de Théophraste et de son épouse, tantôt leurs jérémiades, Isabella sortait momentanément de son esprit. Mais elle venait de revenir en trombe.
— On la retrouvera, ne t’en fait pas, lui murmura Athanaos, en posant la main sur son épaule. Ambrosius a sa boussole et…
— Parce que tu crois vraiment que ses ravisseurs lui ont laissée son épée s’ils l’ont assujettie ?! s’emporta Laguerra.
— Non. Évidemment.
Mais comment lui faire comprendre qu’avec ou sans épée, ils retrouveraient sa fille ?
— Les bateaux voleront un jour, vous verrez ! affirma la Anna Maria, d’un air buté.
Les alchimistes échangèrent un regard amusé. Oui, les bateaux voleront et oui, elle avait raison. Mais non, le pauvre marin ne serait pas là pour le voir.
— Mais bien sûr, ma jolie ! Et puis quoi encore ?! Je serai élu et couronné empereur du Saint-Empire germanique ?!
— Je vous interdis…
— De quoi ?! De te traiter comme une imb…
— Il suffit ! siffla-t-elle.
Sentant le rouge lui monter aux joues, Anna Maria frappa de colère le sol de son pied avant de se figer et baissa les yeux.
— Non de Dieu ! jura-t-elle, sans prêter attention aux pérégrins qui se signaient, horrifiés par son blasphème. Mais elle date de quand cette épave ?!
Elle dégagea sa chaussure avec l’aire de Théophraste, dévoilant une cavité dans les lames de l’antique parquet. L’homme bourru marmonna dans sa barbe :
— P’t-être bien du XIème…
— Du XIème siècle ?! Mais vous voulez tous nous tuer ou quoi ?!
— Eh ! Mais si t’es pas contente, t’as qu’à prendre un canot ! Je n’donne pas cher de ta peau dans la Méditerranée. Deux jours tout au plus !
Elle ouvrit, puis ferma la bouche, à court de réplique. Elle se tourna finalement vers son compagnon.
— Mais dis quelque-chose toi, au lieu de rester là, bouche-bée comme un poisson mort !
— On va tous mourir, bredouilla-t-il dans une voix à peine audible, les yeux rivés vers l’horizon.
— Oh arrête ! Ce n’est pas parce que j’ai fait un petit trou dans le plancher qu’on va couler ! Si encore c’était dans la coque…
— Non pas toi ! Eux !
Tous regardèrent le point qu’il montrait d’une main tremblante dans le lointain. Plusieurs voyageurs s’étaient déjà réfugiés à l’intérieur du bateau.
— Seigneur… Sainte Barbe… Ayez pitié de vos modestes serviteurs… Protégez-nous ! supplia le capitaine en récitant une prière.
Février 1518, Malte, possession aragonaise
Fernando poussa un soupir, plus long cette fois que les autres. Ce n’était pas comme ça qu’ils allaient retrouver Isabella. Il n’aurait jamais dû écouter Athanaos et Ambrosius. Qui sait ? À l’heure qu’il était, il aurait peut-être déjà pu serrer sa fille contre lui.
Cela faisait déjà trois semaines que les passagers de la galère croupissaient tous ici, dans une geôle glaciale, avec pour seul repas un maigre croûton de pain qu’on leur donnait le soir. Ils avaient maigri à vue d’œil, et plusieurs d’entre eux, à bout de forces, avaient rendu l’âme seulement quelques jours après leur arrivée.
Les Barbaresques.
Il avait fallu qu’ils tombent sur les marins les plus redoutés de la Méditerranée. Certains pèlerins appréhendaient tellement leur sort à venir qu’ils s’étaient jetés dans les eaux sombres, où ils s’étaient noyés sous les yeux effarés de leurs compagnons de route. À cette scène, les pirates avaient éclaté de rire et fait couler le galion. Après plusieurs semaines de captivité sur leur navire, ils les avaient débarqués dans le port maltais où plusieurs avaient pensé bénéficier de la protection du roi d’Aragon, du fait de leurs origines espagnoles. Mais ce n’était qu’une illusion.
Au lieu de cela, on les avait vendus comme de vulgaires marchandises.
Le même sort qu’avait dû connaitre Isabella, pensèrent sombrement les alchimistes.
À ses côtés, Ambroise de Sarle n’en menait pas large non plus.
Si, au début, il s’était inquiété pour la jeune fille, il se rendait à présent malade pour une autre raison. Depuis qu’il était enfermé ici, une inquiétude le tenaillait : où donc étaient passées ses mules et qu’en avaient-ils fait ? Elles se trouvaient à côté de lui lors de leur changement de bateau, mais les liens lui entravaient trop les poignets pour qu’il puisse tenter quelque chose. Ce n’est pas les mules à proprement parler qui le préoccupait – il se contrefichait totalement du devenir des pauvres bêtes –, mais plutôt de ce qu’il y avait dessus.
Ses livres – ses précieux livres ! – qu’il avait eu tant de mal à sauver de ce qu’il restait de la nef s’étaient maintenant volatilisés Dieu sait où. Mais surtout… pourquoi n’avait-il pas eu la présence d’esprit de prendre avec lui le Livre des Sept Langages et la pyramide de Mu ?! La boussole était bien dans sa poche. Certes, si le Livre aurait pu tenir – avec d’infimes précautions – contre lui, ce n’était pas le cas de la pyramide. Mais pourquoi ne pas l’avoir mise dans un sac ?! Un baluchon ?! Même s’il n’était pas certain que les Barbaresques l’auraient laissé avec, au moins, il aurait essayé.
La porte s’ouvrit avec brutalité, laissant pénétrer le premier rayon de soleil qu’ils voyaient depuis le début de leur captivité.
Ils clignèrent des yeux et distinguèrent une silhouette sombre, encapuchonnée et vêtue de rouge. Elle n’était pas sans rappeler celle de feu maitre Orang.
— Il y a un rebouteux parmi vous ? demanda-t-elle d’une voix métallique, faisant tressaillir les prisonniers.
Voyant que personne ne répondait, elle poursuivit :
— Mon maitre promet la liberté à celui qui le soignera.
— Moi, fit un homme en se levant avec peine.
— Ton nom ?
— Théophraste von Hohenheim, répondit-il d’une voix craintive, effrayé par la haute stature de son interlocuteur.
Ce dernier le sonda d’un air soupçonneux.
— Mon père est médecin en Souabe, précisa l’autre en devinant ses pensées. J’ai suivi ses traces.
Le géant hocha simplement la tête, n’ayant aucune idée de l’endroit où se trouvait la province dont parlait le guérisseur. Un raclement de gorge attira l’attention de ce dernier.
— J’émets cependant une condition, dit le prisonnier.
— Tu n’es pas en position de marchander. Tu auras la liberté si tu guéris mon maitre. C’est tout.
— J’exige également que ma femme soit libérée, ainsi que ces trois hommes, poursuivit Théophraste, faisant mine de ne pas avoir entendu.
Ambrosius dévisagea ses amis, incrédule. Pourquoi voulait-il les faire sortir d’ici ?
— Non.
— S’il en est ainsi, je refuse, dit-il calmement en se rasseyant. Vous n’aurez qu’à regarder votre chef mourir tranquillement, sans remords, puisque vous aurez tout tenter pour le sauver. Car c’est bien cela ? Il va mourir s’il n’est pas soigné ? Sinon, vous ne seriez pas venu demander de l’aide jusqu’ici…
Le colosse serra les poings de rage. Il fulminait contre lui-même et la lucidité du fakir, tandis que l’autre attendait sa décision, l’air narquois. Bien sûr qu’il avait raison. Bien sûr aussi qu’il tenait, comme tout bon pirate qui se respecte, à ce son chef vive.
D’un autre côté, ce dernier ne connaissait qu’un nombre approximatif de la prise faite au large de Messine. Et avec les morts… Alors quatre de moins… Qui s’en apercevrait ?
— C’est bon ! grogna-t-il. Debout !
Von Hohenheim le suivit, triomphant, vers la lueur du jour. L’ouverture se referma sur les deux hommes dans un grincement lugubre, laissant ses compagnons d’infortune retrouver leur tombeau.
Il les attendait, couché sur sa natte. D’ordinaire, il n’aurait pour rien au monde pris cette position, car il pensait – avec raison – que c’était celle des défunts et que son heure n’était pas encore venue. Mais cette fois-ci, la douleur était intenable.
Qu’il se dépêche !
Son serviteur entra dans la salle du palais, laissant passer un homme derrière lui. Il haussa un cil.
— C’est lui ton médecin ?! Il me parait bien jeune.
Il n’a pas trente ans, j’en mettrais le bras qu’il me reste au feu.
— Je suis parfaitement qual…, commença le guérisseur.
— Ça va, ça va, l’interrompit l’autre. Vois-tu, mon garçon, j’ai là une vieille blessure de guerre qui se réveille de temps à autre. Cette fois-ci, mes médecins ont dit que j’allais y rester.
À ces mots, il dégagea ce qui restait de son bras gauche.
Mon garçon… C’est une drôle de manière de désigner un prisonnier.
Malgré la peur qui le tenaillait, Théophraste saisit délicatement le membre supérieur, comme il l’aurait fait avec un oisillon tombé de son nid.
— Alors ? Selon toi ?
— On vous a mal amputé. Une gangrène s’est installée sur votre moignon.
— Une gangrène ?! s’exclama le patient, ahuri. Mais comment est-ce possible ?
— C’est probablement à cause de la prothèse, Raïs, dit von Hohenheim, humblement en baissant la tête. Prenez ceci tous les soirs avant le repas. Dans six semaines, vous serez totalement remis.
Le malade examina la fiole grise qu’il lui tendait.
— Dis-moi… Tu te promènes toujours avec ça sur toi ? demanda-t-il, méfiant.
— C’est pour les premiers soins. Selon la quantité qu’on ingère, cela soigne tous les maux.
— Je vois…
Il jeta un coup d’œil au géant. Obéissant à un ordre silencieux, celui-ci prit le flacon et en avala quelques gouttes.
— Bien. Razès est toujours vivant, donc j’imagine que tu ne m’as pas donné de poison, constata-t-il en buvant le reste. Je présume que tu m’as reconnu ?
— Vous êtes Arudj Reïs, celui que les Turcs appellent « Bras d’Argent ».
— Ainsi donc, mon nom est connu par-delà les mers ? J’en suis flatté.
— Qui n’aurait pas entendu parler de vous ?
— Finalement, je me suis trompé à ton sujet. Malgré ta jeunesse, tu es doué. Que dirais-tu de demeurer à mon service ?
Il lui sembla entendre la voix d’Anna Maria résonner dans ses oreilles.
Fais attention à ce que tu vas lui dire, il peut te mettre à mort d’une seconde à l’autre.
Théophraste hésitait sur la conduite à tenir. Il préféra rester fidèle à ses habitudes : se dérober. C’était la meilleure chose qu’il savait faire.
— Je n’ai pas fini ma formation, Raïs. Il vous faut un médecin accompli, pas un novice.
— Je vois, fit-il dans un demi-sourire, dévoilant ses dents blanches. Je t’ai promis la liberté. Tu l’auras dans six semaines si je suis guéri. Je n’ai qu’une parole.
Alors qu’ils s’apprêtaient à quitter les appartements d’Arudj Reïs, le chef rappela son serviteur :
— Combien ?
Voyant que le colosse hésitait à répondre, il durcit la voix :
— Je sais tout ce qui se passe sous mon toit, tu le sais parfaitement. Alors combien ?
— Quatre, maitre.
— Hum… Sur combien ?
— Environ deux cents, répondit Razès.
— Il a demandé la libération de seulement de quatre otages ?!
Le géant haussa les épaules, en signe d’incompréhension. Qui savait-ce qui se tramait dans la tête des Européens ?
— On a fait des prises moins bonnes et on en refera d’autres, dit-il, songeur. Accorde-lui ce qu’il demande. Il m’a sauvé la vie après tout.
— Bien maitre.
Janvier 1518, au large des côtes syriennes
— Je n’en reviens pas… Comment est-ce que j’ai pu vous écouter ? murmura Laguerra pour la énième fois.
— Parce qu’au fond de toi, tu sais que c’est la meilleure solution, dit doucement Ambrosius. On ne sait pas où ils sont. Plus vite on sera à Gênes, plus vite la nef sera construite et plus vite on les retrouvera. À pied, nous n’y serions jamais parvenus…
— Les ?! Je me moque pas mal de ce qui est arrivé à Havrylo ! Et qui vous dit qu’il n’était pas dans le coup ?! Qu’il n’était pas avec eux ? Vous y avez pensé, à ça ? Il a beaucoup trop insisté pour qu’Isabella l’accompagne au monastère. J’ai toujours trouvé qu’il était louche, ce garçon !
— Sa sœur a connu le même sort. Jamais il n’aurait fait ça, dit Athanaos.
— Sa sœur ! fit Fernando en levant les yeux au ciel. Un tissu de mensonges, oui !
Après avoir cherché sans succès Isabella et Lisowski dans toute la cité de Jaffa, les trois alchimistes avaient dû se rendre à l’évidence : les deux jeunes gens avaient été enlevés. Le sentiment d’impuissance qu’ils ressentaient tous n’avait fait qu’empirer lorsque le Docteur avait appris que les ravisseurs étaient probablement de la même nature que ceux d’Aleksandra.
Malheureusement pour eux, ces razzias semblaient être monnaie courante dans la région et la populace locale n’était guère encline à les aider. Un vieil homme s’était pourtant pris de pitié pour le Portugais et lui avait avoué que la seule chance pour lui de sauver sa fille était de l’acheter à la foire où elle serait vendue comme esclave.
Mais sur quel marché se rendre ? Perekop ? Caffa peut-être ? Ou avait-elle été directement emmenée à Gênes, puisque c’était cette cité qui contrôlait ce sinistre trafic ? C’était cette pensée qui avait finalement décidé Fernando à embarquer – à contrecœur – pour la Sérénissime.
Toujours furieux contre lui-même et ses compagnons, le Docteur ruminait sombrement ses pensées. Athanaos en profita pour examiner discrètement Ambrosius du coin de l’œil. Quelque chose avait changé en lui. Il était incapable de dire quoi et depuis quand, mais le Grec était certain que cette transformation avait eu lieu récemment. Depuis qu’il avait mentionné Hypatie ? Peut-être… La réponse lui traversa fugitivement l’esprit : Aqaba et l’épisode des mamelouks ! Et surtout l’intervention d’Isabella ! Évidemment. En fin de compte, ils n’étaient pas venus pour rien…
— Regarde-moi cela ! Toute cette beauté… Je te l’avais bien dit que nous devions prendre le bateau pour le retour ! fit une voix perçante derrière eux.
Les trois alchimistes se retournèrent vivement pour se retrouver face à un jeune couple. L’homme susurra du bout des lèvres :
— Oui, tu as raison, comme toujours. Nous avons fait tout le périple de l’aller par voie terrestre, mais jamais je n’aurai imaginé voir de telles merveilles ! déclara-t-il, voyant que les membres de l’Ordre du Sablier l’observaient.
Ambrosius leva un sourcil.
— Des citadins qui ne se sont jamais retrouvés en pleine mer ! rit Athanaos, moqueur.
— Où vous rendez-vous ?
— Gênes, marmonna Fernando.
— Oh ! Mais nous également ! Nous pourrons faire le voyage ensemble ! se réjouit l’homme, avant de tourner les talons pour annoncer sa décision à sa femme, ne laissant pas le temps à Laguerra de décliner l’invitation.
Cinq semaines s’écoulèrent sans incident majeur – hormis l’excentrique femme qui ne cessait de vanter ses connaissances acquises lors de sa campagne, entrainant son époux dans son sillage et exaspérant Ambroise de Sarle.
Anna Maria savait pourtant que personne ne l’écoutait, mais elle aimait cela. Quant à Théophraste, il la suivait comme son ombre, la surprotégeant et la rappelant à l’ordre de temps à autre. Chose qu’il ne faisait pas assez souvent au goût des nombreux pèlerins qui les accompagnaient. Il venait d’achever, leur avait-il dit, son Tour du Chevalier, entamé quelques années plus tôt.
— Nous allons franchir le détroit de Messine dans deux jours, annonça le capitaine.
Si cette nouvelle fut accueillie avec joie par les voyageurs, elle ne fut pas au goût de la jeune femme.
— Quoi ? Deux jours ?! Vous ne pourriez pas aller plus vite ? Le temps nous sera clément, j’en suis certaine ! décréta-t-elle, hautaine, comme à son habitude.
— Aller plus vite ?! Eh ma parole, j’aimerais bien ! Je n’ai pas vu ma famille depuis six mois. Mais je n’commande pas encore aux éléments, ma p’tite dame !
Au mot « famille », Fernando ressentit un pincement au cœur. Écoutant discrètement tantôt les discours extravagants de Théophraste et de son épouse, tantôt leurs jérémiades, Isabella sortait momentanément de son esprit. Mais elle venait de revenir en trombe.
— On la retrouvera, ne t’en fait pas, lui murmura Athanaos, en posant la main sur son épaule. Ambrosius a sa boussole et…
— Parce que tu crois vraiment que ses ravisseurs lui ont laissée son épée s’ils l’ont assujettie ?! s’emporta Laguerra.
— Non. Évidemment.
Mais comment lui faire comprendre qu’avec ou sans épée, ils retrouveraient sa fille ?
— Les bateaux voleront un jour, vous verrez ! affirma la Anna Maria, d’un air buté.
Les alchimistes échangèrent un regard amusé. Oui, les bateaux voleront et oui, elle avait raison. Mais non, le pauvre marin ne serait pas là pour le voir.
— Mais bien sûr, ma jolie ! Et puis quoi encore ?! Je serai élu et couronné empereur du Saint-Empire germanique ?!
— Je vous interdis…
— De quoi ?! De te traiter comme une imb…
— Il suffit ! siffla-t-elle.
Sentant le rouge lui monter aux joues, Anna Maria frappa de colère le sol de son pied avant de se figer et baissa les yeux.
— Non de Dieu ! jura-t-elle, sans prêter attention aux pérégrins qui se signaient, horrifiés par son blasphème. Mais elle date de quand cette épave ?!
Elle dégagea sa chaussure avec l’aire de Théophraste, dévoilant une cavité dans les lames de l’antique parquet. L’homme bourru marmonna dans sa barbe :
— P’t-être bien du XIème…
— Du XIème siècle ?! Mais vous voulez tous nous tuer ou quoi ?!
— Eh ! Mais si t’es pas contente, t’as qu’à prendre un canot ! Je n’donne pas cher de ta peau dans la Méditerranée. Deux jours tout au plus !
Elle ouvrit, puis ferma la bouche, à court de réplique. Elle se tourna finalement vers son compagnon.
— Mais dis quelque-chose toi, au lieu de rester là, bouche-bée comme un poisson mort !
— On va tous mourir, bredouilla-t-il dans une voix à peine audible, les yeux rivés vers l’horizon.
— Oh arrête ! Ce n’est pas parce que j’ai fait un petit trou dans le plancher qu’on va couler ! Si encore c’était dans la coque…
— Non pas toi ! Eux !
Tous regardèrent le point qu’il montrait d’une main tremblante dans le lointain. Plusieurs voyageurs s’étaient déjà réfugiés à l’intérieur du bateau.
— Seigneur… Sainte Barbe… Ayez pitié de vos modestes serviteurs… Protégez-nous ! supplia le capitaine en récitant une prière.
Février 1518, Malte, possession aragonaise
Fernando poussa un soupir, plus long cette fois que les autres. Ce n’était pas comme ça qu’ils allaient retrouver Isabella. Il n’aurait jamais dû écouter Athanaos et Ambrosius. Qui sait ? À l’heure qu’il était, il aurait peut-être déjà pu serrer sa fille contre lui.
Cela faisait déjà trois semaines que les passagers de la galère croupissaient tous ici, dans une geôle glaciale, avec pour seul repas un maigre croûton de pain qu’on leur donnait le soir. Ils avaient maigri à vue d’œil, et plusieurs d’entre eux, à bout de forces, avaient rendu l’âme seulement quelques jours après leur arrivée.
Les Barbaresques.
Il avait fallu qu’ils tombent sur les marins les plus redoutés de la Méditerranée. Certains pèlerins appréhendaient tellement leur sort à venir qu’ils s’étaient jetés dans les eaux sombres, où ils s’étaient noyés sous les yeux effarés de leurs compagnons de route. À cette scène, les pirates avaient éclaté de rire et fait couler le galion. Après plusieurs semaines de captivité sur leur navire, ils les avaient débarqués dans le port maltais où plusieurs avaient pensé bénéficier de la protection du roi d’Aragon, du fait de leurs origines espagnoles. Mais ce n’était qu’une illusion.
Au lieu de cela, on les avait vendus comme de vulgaires marchandises.
Le même sort qu’avait dû connaitre Isabella, pensèrent sombrement les alchimistes.
À ses côtés, Ambroise de Sarle n’en menait pas large non plus.
Si, au début, il s’était inquiété pour la jeune fille, il se rendait à présent malade pour une autre raison. Depuis qu’il était enfermé ici, une inquiétude le tenaillait : où donc étaient passées ses mules et qu’en avaient-ils fait ? Elles se trouvaient à côté de lui lors de leur changement de bateau, mais les liens lui entravaient trop les poignets pour qu’il puisse tenter quelque chose. Ce n’est pas les mules à proprement parler qui le préoccupait – il se contrefichait totalement du devenir des pauvres bêtes –, mais plutôt de ce qu’il y avait dessus.
Ses livres – ses précieux livres ! – qu’il avait eu tant de mal à sauver de ce qu’il restait de la nef s’étaient maintenant volatilisés Dieu sait où. Mais surtout… pourquoi n’avait-il pas eu la présence d’esprit de prendre avec lui le Livre des Sept Langages et la pyramide de Mu ?! La boussole était bien dans sa poche. Certes, si le Livre aurait pu tenir – avec d’infimes précautions – contre lui, ce n’était pas le cas de la pyramide. Mais pourquoi ne pas l’avoir mise dans un sac ?! Un baluchon ?! Même s’il n’était pas certain que les Barbaresques l’auraient laissé avec, au moins, il aurait essayé.
La porte s’ouvrit avec brutalité, laissant pénétrer le premier rayon de soleil qu’ils voyaient depuis le début de leur captivité.
Ils clignèrent des yeux et distinguèrent une silhouette sombre, encapuchonnée et vêtue de rouge. Elle n’était pas sans rappeler celle de feu maitre Orang.
— Il y a un rebouteux parmi vous ? demanda-t-elle d’une voix métallique, faisant tressaillir les prisonniers.
Voyant que personne ne répondait, elle poursuivit :
— Mon maitre promet la liberté à celui qui le soignera.
— Moi, fit un homme en se levant avec peine.
— Ton nom ?
— Théophraste von Hohenheim, répondit-il d’une voix craintive, effrayé par la haute stature de son interlocuteur.
Ce dernier le sonda d’un air soupçonneux.
— Mon père est médecin en Souabe, précisa l’autre en devinant ses pensées. J’ai suivi ses traces.
Le géant hocha simplement la tête, n’ayant aucune idée de l’endroit où se trouvait la province dont parlait le guérisseur. Un raclement de gorge attira l’attention de ce dernier.
— J’émets cependant une condition, dit le prisonnier.
— Tu n’es pas en position de marchander. Tu auras la liberté si tu guéris mon maitre. C’est tout.
— J’exige également que ma femme soit libérée, ainsi que ces trois hommes, poursuivit Théophraste, faisant mine de ne pas avoir entendu.
Ambrosius dévisagea ses amis, incrédule. Pourquoi voulait-il les faire sortir d’ici ?
— Non.
— S’il en est ainsi, je refuse, dit-il calmement en se rasseyant. Vous n’aurez qu’à regarder votre chef mourir tranquillement, sans remords, puisque vous aurez tout tenter pour le sauver. Car c’est bien cela ? Il va mourir s’il n’est pas soigné ? Sinon, vous ne seriez pas venu demander de l’aide jusqu’ici…
Le colosse serra les poings de rage. Il fulminait contre lui-même et la lucidité du fakir, tandis que l’autre attendait sa décision, l’air narquois. Bien sûr qu’il avait raison. Bien sûr aussi qu’il tenait, comme tout bon pirate qui se respecte, à ce son chef vive.
D’un autre côté, ce dernier ne connaissait qu’un nombre approximatif de la prise faite au large de Messine. Et avec les morts… Alors quatre de moins… Qui s’en apercevrait ?
— C’est bon ! grogna-t-il. Debout !
Von Hohenheim le suivit, triomphant, vers la lueur du jour. L’ouverture se referma sur les deux hommes dans un grincement lugubre, laissant ses compagnons d’infortune retrouver leur tombeau.
Il les attendait, couché sur sa natte. D’ordinaire, il n’aurait pour rien au monde pris cette position, car il pensait – avec raison – que c’était celle des défunts et que son heure n’était pas encore venue. Mais cette fois-ci, la douleur était intenable.
Qu’il se dépêche !
Son serviteur entra dans la salle du palais, laissant passer un homme derrière lui. Il haussa un cil.
— C’est lui ton médecin ?! Il me parait bien jeune.
Il n’a pas trente ans, j’en mettrais le bras qu’il me reste au feu.
— Je suis parfaitement qual…, commença le guérisseur.
— Ça va, ça va, l’interrompit l’autre. Vois-tu, mon garçon, j’ai là une vieille blessure de guerre qui se réveille de temps à autre. Cette fois-ci, mes médecins ont dit que j’allais y rester.
À ces mots, il dégagea ce qui restait de son bras gauche.
Mon garçon… C’est une drôle de manière de désigner un prisonnier.
Malgré la peur qui le tenaillait, Théophraste saisit délicatement le membre supérieur, comme il l’aurait fait avec un oisillon tombé de son nid.
— Alors ? Selon toi ?
— On vous a mal amputé. Une gangrène s’est installée sur votre moignon.
— Une gangrène ?! s’exclama le patient, ahuri. Mais comment est-ce possible ?
— C’est probablement à cause de la prothèse, Raïs, dit von Hohenheim, humblement en baissant la tête. Prenez ceci tous les soirs avant le repas. Dans six semaines, vous serez totalement remis.
Le malade examina la fiole grise qu’il lui tendait.
— Dis-moi… Tu te promènes toujours avec ça sur toi ? demanda-t-il, méfiant.
— C’est pour les premiers soins. Selon la quantité qu’on ingère, cela soigne tous les maux.
— Je vois…
Il jeta un coup d’œil au géant. Obéissant à un ordre silencieux, celui-ci prit le flacon et en avala quelques gouttes.
— Bien. Razès est toujours vivant, donc j’imagine que tu ne m’as pas donné de poison, constata-t-il en buvant le reste. Je présume que tu m’as reconnu ?
— Vous êtes Arudj Reïs, celui que les Turcs appellent « Bras d’Argent ».
— Ainsi donc, mon nom est connu par-delà les mers ? J’en suis flatté.
— Qui n’aurait pas entendu parler de vous ?
— Finalement, je me suis trompé à ton sujet. Malgré ta jeunesse, tu es doué. Que dirais-tu de demeurer à mon service ?
Il lui sembla entendre la voix d’Anna Maria résonner dans ses oreilles.
Fais attention à ce que tu vas lui dire, il peut te mettre à mort d’une seconde à l’autre.
Théophraste hésitait sur la conduite à tenir. Il préféra rester fidèle à ses habitudes : se dérober. C’était la meilleure chose qu’il savait faire.
— Je n’ai pas fini ma formation, Raïs. Il vous faut un médecin accompli, pas un novice.
— Je vois, fit-il dans un demi-sourire, dévoilant ses dents blanches. Je t’ai promis la liberté. Tu l’auras dans six semaines si je suis guéri. Je n’ai qu’une parole.
Alors qu’ils s’apprêtaient à quitter les appartements d’Arudj Reïs, le chef rappela son serviteur :
— Combien ?
Voyant que le colosse hésitait à répondre, il durcit la voix :
— Je sais tout ce qui se passe sous mon toit, tu le sais parfaitement. Alors combien ?
— Quatre, maitre.
— Hum… Sur combien ?
— Environ deux cents, répondit Razès.
— Il a demandé la libération de seulement de quatre otages ?!
Le géant haussa les épaules, en signe d’incompréhension. Qui savait-ce qui se tramait dans la tête des Européens ?
— On a fait des prises moins bonnes et on en refera d’autres, dit-il, songeur. Accorde-lui ce qu’il demande. Il m’a sauvé la vie après tout.
— Bien maitre.